Page 21 - BRO_Adrien Proust
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Adrien Proust, le père oublié
sanitaires, politiques et économiques, l’oblige à renoncer à un voyage à Venise
inquiétude des populations, querelles et Florence, au lieu de quoi il ira aux
de spécialistes, difficultés à coordonner Champs-Elysées, et tombera amoureux
une politique sanitaire internationale de Gilberte, puis à Balbec, où il rencon-
et à prendre des décisions politiques trera Albertine. Par deux fois, le père
cohérentes. Il serait certainement satisfait « lance » son fils dans la vie mondaine,
de voir que la collaboration interna- en l’incitant à fréquenter le salon
tionale sur les questions de santé existe, de Mme de Villeparisis et en lui donnant
mais inquiet qu’elle puisse être remise en la place remise par son ami A. J. Moreau
question et que des questions essentielles, pour la soirée de gala, où la duchesse
comme l’accès à une eau de qualité de Guermantes fera pleuvoir « l’averse
satisfaisante, ne sont pas encore résolues – étincelante et céleste de son sourire ».
et risquent même de s’aggraver.
Marie Miguet-Ollagnier a montré
Si nous comprenons désormais mieux le ce que le personnage de Norpois doit
savant, dans les études sur Marcel Proust, à Adrien Proust, ce qui en fait un double
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Adrien reste le peu étudié. La relation du père du héros . On peut retrouver
mère-fils est bien documentée, mais on dans le style de Norpois des traits de
possède peu d’échanges entre le père et celui qu’Adrien utilise dans ses articles
le fils. L’œuvre redouble cette disparité : sur la propagation des épidémies et, plus
la mère y est très présente et même multi- généralement,
pliée par le personnage de la grand-mère, le style journalistique de l’époque.
le père y est quasiment absent. S’il est
le maître du temps, c’est seulement La complexité de la figure du père dans
de celui des baromètres ; s’il est le maître la fiction, la richesse oubliée du père réel,
de l’espace, c’est seulement de celui le peu de documents pour explorer
de Combray, quand il conduit les siens la relation père-fils, tout cela fait d’Adrien
devant la petite porte du jardin de tante Proust une figure fantomatique qui
Léonie. hante vie et œuvre sans y être pour autant
présente. Comme le Joseph des évangiles,
Peu présent, le père du héros oriente Adrien Proust est à la fois indispensable
cependant l’action romanesque. et presque invisible, « comme un dieu
Sa clémence lors de la scène du baiser caché ».
du soir donne licence à l’enfant de partager
sa chambre avec sa mère, et renforce
de façon décisive la nervosité de l’enfant.
Quand il déclare : « Il doit faire encore 1. Le « Père Norpois » et le roman
froid sur le grand canal », il jette son fils familial, Revue d’histoire littéraire
dans une excitation qui le rend malade, de la France, mars-avril 1990,
p. 191-207
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