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Caroline Weber a-t-elle découvert deux articles de Marcel Proust ?
- Jean-Christophe Antoine
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6 years 1 month ago - 6 years 1 month ago #1
by Jean-Christophe Antoine
Caroline Weber a-t-elle découvert deux articles de Marcel Proust ? was created by Jean-Christophe Antoine
Un article du Guardian a attiré notre attention sur la sortie du livre Proust’s duchess (2018) de Caroline Weber :
www.theguardian.com/books/2018/may/26/pr...-siecle-paris-salons . Il signale en effet la découverte de deux textes de Marcel Proust : “Two lost essays by Marcel Proust about Parisian high society at the fin de siècle are to be published in English for the first time following their discovery by an American scholar.”
Une vérification des faits et arguments apportés dans son livre par Caroline Weber relativise pour le moins ces deux « découvertes », et renvoie aux problématiques de la citation des travaux antérieurs et de l’administration de la preuve.
1) Redécouverte de l’article perdu Le salon de la comtesse Greffulhe ?
Le projet d’article "Le salon de la comtesse Greffulhe" avait été écrit par Marcel Proust, envoyé à Élisabeth Greffulhe et au directeur du Figaro au début 1903, mais finalement non publié à cette époque. Comme C. Weber le sait, pour avoir cité par ailleurs le livre de Laure Hillerin La comtesse Greffulhe : l'ombre des Guermantes (2014), c’est cet ouvrage qui a publié pour la première fois les feuilles retrouvées du Salon… Examinons maintenant comment C. Weber tient compte de cette référence antérieure.
Dans l'introduction de son ouvrage Proust’s duchess, Caroline Weber mentionne “… an unpublished essay Proust wrote about Mme Greffulhe's salon in 1902; long believed to be lost, it is reproduced in translation at the end of this volume”. Le renvoi aboutit en effet à une traduction de l’essai, en annexe C de Proust’s duchess.
Dans cette annexe C, le projet d’article de Proust est précédé d’une « note d’auteur » de C. Weber. Elle n’attribue à L. Hillerin que la découverte d’un mot manuscrit d'Élisabeth Greffulhe affirmant qu'elle a perdu le texte que Proust lui avait envoyé. On peut lire sous la plume de C. Weber : "Élisabeth [Greffulhe] filed this article away in an unmarked box in her archives and later believed it had been lost, remarking in a note cited by Laure Hillerin: … ». Le projet de Proust, traduit et publié in extenso n’est suivi d’aucune référence bibliographique ou archivistique.
Le projet de Proust est encore mentionné dans les remerciements de l’ouvrage Proust’s duchess, dans une phrase qui donne à suggérer que C. Weber l’a lu dans des archives familiales, mais là encore sans référence formelle.
Par une telle procédure, C. Weber attribue à L. Hillerin la découverte de l’annotation manuscrite de la comtesse Greffulhe, mais pas celle du projet d’article proustien ni sa publication. En effet, tout suggère au lecteur que c'est C. Weber qui a découvert et publié ce projet pour la première fois. Et l'article du Guardian atteste de la diffusion de cette fausse suggestion, d’autant qu’il est encore cité, à l'heure où nous publions ce sujet, sur la page de présentation académique de Caroline Weber : barnard.edu/profiles/caroline-weber « While Researching Her New Book, Prof. Caroline Weber Discovered Unknown Proust Essay ».
En fait, la contribution de C. Weber à propos de l'article "perdu" de Proust ne concerne que sa publication sur support papier en langue anglaise, car dès 2014 ce texte avait été publié en ligne en anglais, sur le site proustien de M. Chris Taylor, voir www.yorktaylors.free-online.co.uk/salongreffulhe.html .
2) Attribution d’un article du Gaulois du 1er septembre 1893 à Proust
Caroline Weber affirme avoir également découvert un nouvel article de Marcel Proust, reproduit lui aussi dans l’annexe C de Proust’s duchess. Il l’aurait publié sous le pseudonyme "Tout-Paris", avec comme titre « Grands salons parisiens », dans la rubrique « Bloc-Notes parisien » du Gaulois du 1er septembre 1893 cf. gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k528473g.item .
La recherche des éléments de preuve proposés par Proust’s duchess conduit à une nouvelle « note d’auteur » de son annexe C. Cette note d’auteur expose en sept points les raisons de l’attribution à Proust de l’article. Nous examinerons ici un par un les sept éléments de preuve.
Point 1 : Synthèse de l’argumentation : le pseudonyme « Tout-Paris » est celui utilisé par Proust neuf mois plus tard pour l’article « Une fête littéraire à Versailles » dans Le Gaulois, l’attribution de ce dernier à Proust n’étant pas mise en cause. « L’argument » n’est pas développé plus précisément dans l’annexe C.
On peut lire cependant dans une note de la bibliographie de l’ouvrage de C. Weber : "Before Proust took it as his alias in 1893-1894, “Tout-Paris” designated another columnist for Le Gaulois. The reader will note that the earliest of the articles published by this “Tout-Paris” listed here appeared in 1885, shortly before Proust’s fourteenth birthday.” Cette rédaction donne à penser l’attribution du pseudonyme Tout-Paris comme univoque vers un rédacteur par période, Proust en 1893-1894, et un autre rédacteur avant, à partir de 1885.
Nous reviendrons sur le fait qu’on peut trouver des articles signés « Tout-Paris » dans Le Gaulois avant 1885, au moins dès le 16 septembre 1879, cf. gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k523197c.item .
Mais surtout, comme l’indique la liste des pseudonymes dans l’ouvrage Le monde des journaux en 1895 par Henri Avenel ( gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k208411j/f295.image ), « Tout-Paris » est un pseudonyme collectif de rubriques mondaines du Gaulois. Ceci implique que plusieurs rédacteurs peuvent se glisser derrière cette signature, sans préjuger du fait que des utilisateurs de ce pseudonyme peuvent aussi en utiliser un autre, voire leur vrai nom.
De l’utilisation par Proust du pseudonyme « Tout-Paris » un jour de 1894, on ne peut donc rien déduire quant à l’attribution d’un article signé « Tout-Paris » en 1893.
Le point 1. ne constitue pas une preuve.
Point 2 : Il peut se résumer ainsi : dans la décennie 1890, Proust était un rédacteur de rubriques mondaines. Certes, mais il existait d’autres rédacteurs. Ce point est inopérant en tant que preuve désignant Proust comme l’auteur de l’article en question.
Point 3 : C. Weber note que l’article du 1er septembre 1893 fait une erreur de titulature nobiliaire en continuant à accorder à une certaine Herminie, le titre de « Princesse de Léon », puisque depuis la mort de son beau-père le 6 août 1893, elle était devenue « duchesse de Rohan ». Or une lettre de Robert de Montesquiou à Marcel Proust lui reproche d’avoir commis cette même erreur. C. Weber assume qu’il serait hautement improbable que deux rédacteurs mondains fassent la même erreur, et elle en déduit que c’est bien Proust qui a commis l’erreur de titulature nobiliaire dans l’article du 1er septembre.
Nous soutenons au contraire l’opinion d’un blogueur britannique selon lequel ce ne serait pas extraordinaire que trois semaines seulement après un décès tous les commentateurs mondains ne soient pas au fait des conséquences relatives aux subtilités de titulature nobiliaire. Nous-même avons détecté d’autres erreurs matérielles dans les articles mondains du Gaulois.
L’argumentation du point 3 est fondée sur l’impossibilité d’une coïncidence, à savoir que la même erreur soit commise par deux personnes au même moment, de manière fortuite. Au contraire le fait que cette erreur puisse avoir lieu au même moment chez deux personnes différentes n’est pas le fruit du hasard, mais du temps nécessaire à la propagation d’une information de détail chez des rédacteurs extérieurs à l’aristocratie. Le point 3 est inopérant en tant que preuve.
Point 4 : L’article du 1er septembre « Grands salons parisiens » tend à établir une partition de ces salons entre les salons fermés et les salons ouverts. Or, d’après C. Weber, la comtesse Greffulhe figurerait dans les deux listes de salons, incohérence qui s’expliquerait par la fascination de Proust pour cette dame, fascination qui aurait débuté justement « in the summer of 1893, a few months before Tout-Paris’s « Great Salons » article appeared » [notons ici le maniement imprécis des dates, l’article étant paru le 1er septembre soit pendant l’été 1893].
En fait, concernant la liste des salons fermés, on lit : « la comtesse Greffulhe », alors que pour les salons plus ouverts, il est mentionné : « la comtesse Greffulhe, née Caraman-Chimay ». L’ajout du nom de jeune fille montre en fait qu’il s’agit de deux comtesses Greffulhe différentes : en plus de celle qu’admire Proust, Élisabeth Greffulhe née Caraman Chimay, c’est à la belle-mère de celle-ci que la première liste des salons fermés fait référence, soit Félicité Greffulhe née de la Rochefoucauld. Les rubriques mondaines ou la littérature différencient toujours en pareil cas les dames en usant au choix du qualificatif « douairière » en cas de veuvage, ou du rappel du nom de jeune fille pour l’une ou l’autre. Ces artifices sont déployés lors de la longue conversation entre les deux dames de Cambremer et le Narrateur dans Sodome et Gomorrhe II-2 [ce qui ne constitue pas une preuve stylistique de l’implication de Proust dans l’article du 1er septembre !].
Le fait qu’Élisabeth ait eu un salon n’est plus à démontrer. Pour Félicité, c’est aussi mentionné par un article antérieur à l’article du Gaulois du 1er septembre 1893, toujours sur les salons mondains. Dans Le Figaro du 29 mars 1885 gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2792531/f1.item.zoom , nous trouvons ainsi un article « Causeries de salons – Printanneries » affirmant qu'« Il y a dans Paris une centaine de salons-leaders... » En suit une liste avec leurs particularités : « Chez la comtesse Greffulhe et chez sa fille, la princesse d'Arenberg, l'art tient aussi une grande place. » Ici la comtesse Greffulhe est Félicité née La Rochefoucauld.
Et Caroline Weber elle-même témoigne de l'existence du salon de Félicité, dans les pages de son Proust’s duchess :
“[Félicité] also expected the whole clan to convene on Sunday afternoons in her salon, where she received perfunctory calls from a restricted group of relatives and family friends.” Et :
“Long regarded as one of the Faubourg’s most elegant women, Hélène [Standish] called in the Rue d’Astorg one Sunday when Elisabeth was unveiling a new outfit in Félicité’s salon. Elisabeth was miffed to see her – Hélène had an irritating knack for stealing her spotlight – so to keep everyone’s focus on herself, she launched in an account of all the admiring gazes that had followed her on her way to and from church that morning. Elisabeth concluded her story with a stagy, wistful sigh: “I suppose I shall know I have lost my beauty when the day comes that the little people no longer stops and stare at me in the street.” “Darling,” Hélène parried, “they will always stop and stare at you if you keep dressing as you do now.””
S’agissant de deux comtesses Greffulhe différentes, il est normal que leurs salons puissent apparaître dans deux listes différentes. Le point 4 repose donc sur une mauvaise analyse de la nomination de l’aristocratie dans les articles mondains. Il est faux.
Point 5 : Présente dans l’article du 1er septembre 1893, la citation de la tragédie Britannicus de Racine « Ni cet excès d'honneur ni cette indignité. » serait incongrue dans un simple article mondain, et relèverait plus du style de Proust, qui aurait aimé à citer du Racine dans les contextes les plus improbables. C. Weber détaille la scène de Britannicus pour donner corps au fort sentiment d’incongruité supposée chère à Proust.
Mais la locution « Ni cet excès… » est devenue depuis longtemps proverbiale, et a gagné un usage propre indépendant de sa référence à Racine (que ses utilisateurs ne peuvent pas toujours citer à cette occasion). Une recherche rapide dans les colonnes du Gaulois révèle 28 occurrences dans la vie de ce journal, dont 4 de 1893 à 1900. Plus tôt elle fut utilisée dans Le Gaulois sous le pseudonyme "Un Domino" (9 septembre 1878). Plus tôt encore, le 14 avril 1869, "Un Domino" la détourne dans la rubrique "Ce qui se passe". La phrase apparaît 13 fois dans Le Figaro durant la dernière décennie du XIXème siècle. Nous n’avons en revanche pas détecté son utilisation dans La recherche du temps perdu.
À l’opposé d’une citation très intellectuelle ou de maniement très stylistique, «ni cet excès d'honneur, ni cette indignité» est une locution devenue proverbiale et sinon courante, du moins utilisée dans certains contextes. Le point 5 relève donc d’une analyse stylistique dont la base est erronée.
Point 6 : L’argument de ce point peut être synthétisé comme suit : la position sociale de certaines riches juives non nobles était peu assurée à l’époque ; l’article mondain du 1er septembre 1903 les nomme cependant ; or Proust les a connues via Mme Straus ; conclusion sous-entendue : c’est lui qui a écrit l’article.
Sans même approfondir le caractère douteux de ce syllogisme, vérifions-en rapidement, de manière quantitative, la première assertion, soit la faiblesse supposée de la position sociale des dames considérées. Les noms repris comme exemples par C. Weber paraissent dans Le Gaulois au cours de l’année 1893 : Furtado-Heine en 10 occurrences dans les colonnes mondaines ; Porgès en 25 occurrences; Stern en 41 occurrences mais peut-être pas toutes pour la même famille Stern.
Le point 6 est donc basé sur une intuition contredite par l’analyse quantitative ; il est faux.
Point 7 : Selon C. Weber, le dernier paragraphe de l’article du 1er septembre 1893 contiendrait une signature rhétorique propre à Proust : l’alternative « soit curiosité, soit snobisme, soit désir naturel… » (autre variante chez Proust « soit que…, soit que… ».
Mais son utilisation par Proust n’implique pas une rareté d’utilisation chez les autres telle que l’apparition unique de l’alternative dans un article conduise à attribuer ce dernier à Proust.
Et en fait, on retrouve l’alternative « soit que…, soit que…, ou enfin que… » dans un article du Gaulois le 17 août 1892, antérieur d’un an environ à l’article en débat d’attribution gallica.bnf.fr/…/bpt…/f1.item.r=%22soit%20que%22.zoom . Et tout comme ce dernier, il figure dans la rubrique « Bloc-Notes Parisien », il est signé Tout-Paris, et il structure son propos sur les « Chroniqueuses de mode » en catégories !
Nous ne suivrons pour autant pas la méthodologie de C. Weber et n’attribuerons pas ipso facto à Proust l’article du 17 août 1892. Il serait plutôt pertinent, sinon digne d’intérêt, de faire l’hypothèse d’une identité – non démontrée à ce stade - entre les rédacteurs des deux articles (17 août 1892 et 1er septembre 1893). Le point 7 n’opère donc pas comme preuve de l’attribution à Proust de l’article du 1er septembre 1893.
Les 7 points de démonstration pour l’attribution à Proust de l’article du Gaulois du 1er septembre 1893 signé « Tout-Paris » sont au mieux non pertinents comme preuves, au pire faux, et l’accumulation ne vaut pas preuve, au contraire. Le livre Proust’s duchess n’apporte donc qu’une hypothèse non vérifiée, qui pourrait être éventuellement démontrée par une véritable administration de la preuve ultérieure. L’insuccès de la présente tentative, le fait que jusqu’à présent personne n’a établi l’attribution proposée, la possibilité enfin d’un autre rédacteur actif depuis au moins 1892, nous conduiraient cependant, à ce stade, à douter de cette possibilité.
* *
*
La conjonction d’une administration de la preuve défaillante d’une part et d’un défaut de formalisme de citation explicite d’autre part conduit à un même effet plus ou moins recherché : le scoop intellectuel de la découverte d’inédits de Marcel Proust. Un tel objectif ne relève pas, à notre sens, du travail académique. Et il sera intéressant d’un point de vue de sociologie des communautés universitaires, de suivre l’évolution de cet effet de scoop, entre articles élogieux, citations de recherche, silences polis et dénégations.
www.theguardian.com/books/2018/may/26/pr...-siecle-paris-salons . Il signale en effet la découverte de deux textes de Marcel Proust : “Two lost essays by Marcel Proust about Parisian high society at the fin de siècle are to be published in English for the first time following their discovery by an American scholar.”
Une vérification des faits et arguments apportés dans son livre par Caroline Weber relativise pour le moins ces deux « découvertes », et renvoie aux problématiques de la citation des travaux antérieurs et de l’administration de la preuve.
1) Redécouverte de l’article perdu Le salon de la comtesse Greffulhe ?
Le projet d’article "Le salon de la comtesse Greffulhe" avait été écrit par Marcel Proust, envoyé à Élisabeth Greffulhe et au directeur du Figaro au début 1903, mais finalement non publié à cette époque. Comme C. Weber le sait, pour avoir cité par ailleurs le livre de Laure Hillerin La comtesse Greffulhe : l'ombre des Guermantes (2014), c’est cet ouvrage qui a publié pour la première fois les feuilles retrouvées du Salon… Examinons maintenant comment C. Weber tient compte de cette référence antérieure.
Dans l'introduction de son ouvrage Proust’s duchess, Caroline Weber mentionne “… an unpublished essay Proust wrote about Mme Greffulhe's salon in 1902; long believed to be lost, it is reproduced in translation at the end of this volume”. Le renvoi aboutit en effet à une traduction de l’essai, en annexe C de Proust’s duchess.
Dans cette annexe C, le projet d’article de Proust est précédé d’une « note d’auteur » de C. Weber. Elle n’attribue à L. Hillerin que la découverte d’un mot manuscrit d'Élisabeth Greffulhe affirmant qu'elle a perdu le texte que Proust lui avait envoyé. On peut lire sous la plume de C. Weber : "Élisabeth [Greffulhe] filed this article away in an unmarked box in her archives and later believed it had been lost, remarking in a note cited by Laure Hillerin: … ». Le projet de Proust, traduit et publié in extenso n’est suivi d’aucune référence bibliographique ou archivistique.
Le projet de Proust est encore mentionné dans les remerciements de l’ouvrage Proust’s duchess, dans une phrase qui donne à suggérer que C. Weber l’a lu dans des archives familiales, mais là encore sans référence formelle.
Par une telle procédure, C. Weber attribue à L. Hillerin la découverte de l’annotation manuscrite de la comtesse Greffulhe, mais pas celle du projet d’article proustien ni sa publication. En effet, tout suggère au lecteur que c'est C. Weber qui a découvert et publié ce projet pour la première fois. Et l'article du Guardian atteste de la diffusion de cette fausse suggestion, d’autant qu’il est encore cité, à l'heure où nous publions ce sujet, sur la page de présentation académique de Caroline Weber : barnard.edu/profiles/caroline-weber « While Researching Her New Book, Prof. Caroline Weber Discovered Unknown Proust Essay ».
En fait, la contribution de C. Weber à propos de l'article "perdu" de Proust ne concerne que sa publication sur support papier en langue anglaise, car dès 2014 ce texte avait été publié en ligne en anglais, sur le site proustien de M. Chris Taylor, voir www.yorktaylors.free-online.co.uk/salongreffulhe.html .
2) Attribution d’un article du Gaulois du 1er septembre 1893 à Proust
Caroline Weber affirme avoir également découvert un nouvel article de Marcel Proust, reproduit lui aussi dans l’annexe C de Proust’s duchess. Il l’aurait publié sous le pseudonyme "Tout-Paris", avec comme titre « Grands salons parisiens », dans la rubrique « Bloc-Notes parisien » du Gaulois du 1er septembre 1893 cf. gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k528473g.item .
La recherche des éléments de preuve proposés par Proust’s duchess conduit à une nouvelle « note d’auteur » de son annexe C. Cette note d’auteur expose en sept points les raisons de l’attribution à Proust de l’article. Nous examinerons ici un par un les sept éléments de preuve.
Point 1 : Synthèse de l’argumentation : le pseudonyme « Tout-Paris » est celui utilisé par Proust neuf mois plus tard pour l’article « Une fête littéraire à Versailles » dans Le Gaulois, l’attribution de ce dernier à Proust n’étant pas mise en cause. « L’argument » n’est pas développé plus précisément dans l’annexe C.
On peut lire cependant dans une note de la bibliographie de l’ouvrage de C. Weber : "Before Proust took it as his alias in 1893-1894, “Tout-Paris” designated another columnist for Le Gaulois. The reader will note that the earliest of the articles published by this “Tout-Paris” listed here appeared in 1885, shortly before Proust’s fourteenth birthday.” Cette rédaction donne à penser l’attribution du pseudonyme Tout-Paris comme univoque vers un rédacteur par période, Proust en 1893-1894, et un autre rédacteur avant, à partir de 1885.
Nous reviendrons sur le fait qu’on peut trouver des articles signés « Tout-Paris » dans Le Gaulois avant 1885, au moins dès le 16 septembre 1879, cf. gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k523197c.item .
Mais surtout, comme l’indique la liste des pseudonymes dans l’ouvrage Le monde des journaux en 1895 par Henri Avenel ( gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k208411j/f295.image ), « Tout-Paris » est un pseudonyme collectif de rubriques mondaines du Gaulois. Ceci implique que plusieurs rédacteurs peuvent se glisser derrière cette signature, sans préjuger du fait que des utilisateurs de ce pseudonyme peuvent aussi en utiliser un autre, voire leur vrai nom.
De l’utilisation par Proust du pseudonyme « Tout-Paris » un jour de 1894, on ne peut donc rien déduire quant à l’attribution d’un article signé « Tout-Paris » en 1893.
Le point 1. ne constitue pas une preuve.
Point 2 : Il peut se résumer ainsi : dans la décennie 1890, Proust était un rédacteur de rubriques mondaines. Certes, mais il existait d’autres rédacteurs. Ce point est inopérant en tant que preuve désignant Proust comme l’auteur de l’article en question.
Point 3 : C. Weber note que l’article du 1er septembre 1893 fait une erreur de titulature nobiliaire en continuant à accorder à une certaine Herminie, le titre de « Princesse de Léon », puisque depuis la mort de son beau-père le 6 août 1893, elle était devenue « duchesse de Rohan ». Or une lettre de Robert de Montesquiou à Marcel Proust lui reproche d’avoir commis cette même erreur. C. Weber assume qu’il serait hautement improbable que deux rédacteurs mondains fassent la même erreur, et elle en déduit que c’est bien Proust qui a commis l’erreur de titulature nobiliaire dans l’article du 1er septembre.
Nous soutenons au contraire l’opinion d’un blogueur britannique selon lequel ce ne serait pas extraordinaire que trois semaines seulement après un décès tous les commentateurs mondains ne soient pas au fait des conséquences relatives aux subtilités de titulature nobiliaire. Nous-même avons détecté d’autres erreurs matérielles dans les articles mondains du Gaulois.
L’argumentation du point 3 est fondée sur l’impossibilité d’une coïncidence, à savoir que la même erreur soit commise par deux personnes au même moment, de manière fortuite. Au contraire le fait que cette erreur puisse avoir lieu au même moment chez deux personnes différentes n’est pas le fruit du hasard, mais du temps nécessaire à la propagation d’une information de détail chez des rédacteurs extérieurs à l’aristocratie. Le point 3 est inopérant en tant que preuve.
Point 4 : L’article du 1er septembre « Grands salons parisiens » tend à établir une partition de ces salons entre les salons fermés et les salons ouverts. Or, d’après C. Weber, la comtesse Greffulhe figurerait dans les deux listes de salons, incohérence qui s’expliquerait par la fascination de Proust pour cette dame, fascination qui aurait débuté justement « in the summer of 1893, a few months before Tout-Paris’s « Great Salons » article appeared » [notons ici le maniement imprécis des dates, l’article étant paru le 1er septembre soit pendant l’été 1893].
En fait, concernant la liste des salons fermés, on lit : « la comtesse Greffulhe », alors que pour les salons plus ouverts, il est mentionné : « la comtesse Greffulhe, née Caraman-Chimay ». L’ajout du nom de jeune fille montre en fait qu’il s’agit de deux comtesses Greffulhe différentes : en plus de celle qu’admire Proust, Élisabeth Greffulhe née Caraman Chimay, c’est à la belle-mère de celle-ci que la première liste des salons fermés fait référence, soit Félicité Greffulhe née de la Rochefoucauld. Les rubriques mondaines ou la littérature différencient toujours en pareil cas les dames en usant au choix du qualificatif « douairière » en cas de veuvage, ou du rappel du nom de jeune fille pour l’une ou l’autre. Ces artifices sont déployés lors de la longue conversation entre les deux dames de Cambremer et le Narrateur dans Sodome et Gomorrhe II-2 [ce qui ne constitue pas une preuve stylistique de l’implication de Proust dans l’article du 1er septembre !].
Le fait qu’Élisabeth ait eu un salon n’est plus à démontrer. Pour Félicité, c’est aussi mentionné par un article antérieur à l’article du Gaulois du 1er septembre 1893, toujours sur les salons mondains. Dans Le Figaro du 29 mars 1885 gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2792531/f1.item.zoom , nous trouvons ainsi un article « Causeries de salons – Printanneries » affirmant qu'« Il y a dans Paris une centaine de salons-leaders... » En suit une liste avec leurs particularités : « Chez la comtesse Greffulhe et chez sa fille, la princesse d'Arenberg, l'art tient aussi une grande place. » Ici la comtesse Greffulhe est Félicité née La Rochefoucauld.
Et Caroline Weber elle-même témoigne de l'existence du salon de Félicité, dans les pages de son Proust’s duchess :
“[Félicité] also expected the whole clan to convene on Sunday afternoons in her salon, where she received perfunctory calls from a restricted group of relatives and family friends.” Et :
“Long regarded as one of the Faubourg’s most elegant women, Hélène [Standish] called in the Rue d’Astorg one Sunday when Elisabeth was unveiling a new outfit in Félicité’s salon. Elisabeth was miffed to see her – Hélène had an irritating knack for stealing her spotlight – so to keep everyone’s focus on herself, she launched in an account of all the admiring gazes that had followed her on her way to and from church that morning. Elisabeth concluded her story with a stagy, wistful sigh: “I suppose I shall know I have lost my beauty when the day comes that the little people no longer stops and stare at me in the street.” “Darling,” Hélène parried, “they will always stop and stare at you if you keep dressing as you do now.””
S’agissant de deux comtesses Greffulhe différentes, il est normal que leurs salons puissent apparaître dans deux listes différentes. Le point 4 repose donc sur une mauvaise analyse de la nomination de l’aristocratie dans les articles mondains. Il est faux.
Point 5 : Présente dans l’article du 1er septembre 1893, la citation de la tragédie Britannicus de Racine « Ni cet excès d'honneur ni cette indignité. » serait incongrue dans un simple article mondain, et relèverait plus du style de Proust, qui aurait aimé à citer du Racine dans les contextes les plus improbables. C. Weber détaille la scène de Britannicus pour donner corps au fort sentiment d’incongruité supposée chère à Proust.
Mais la locution « Ni cet excès… » est devenue depuis longtemps proverbiale, et a gagné un usage propre indépendant de sa référence à Racine (que ses utilisateurs ne peuvent pas toujours citer à cette occasion). Une recherche rapide dans les colonnes du Gaulois révèle 28 occurrences dans la vie de ce journal, dont 4 de 1893 à 1900. Plus tôt elle fut utilisée dans Le Gaulois sous le pseudonyme "Un Domino" (9 septembre 1878). Plus tôt encore, le 14 avril 1869, "Un Domino" la détourne dans la rubrique "Ce qui se passe". La phrase apparaît 13 fois dans Le Figaro durant la dernière décennie du XIXème siècle. Nous n’avons en revanche pas détecté son utilisation dans La recherche du temps perdu.
À l’opposé d’une citation très intellectuelle ou de maniement très stylistique, «ni cet excès d'honneur, ni cette indignité» est une locution devenue proverbiale et sinon courante, du moins utilisée dans certains contextes. Le point 5 relève donc d’une analyse stylistique dont la base est erronée.
Point 6 : L’argument de ce point peut être synthétisé comme suit : la position sociale de certaines riches juives non nobles était peu assurée à l’époque ; l’article mondain du 1er septembre 1903 les nomme cependant ; or Proust les a connues via Mme Straus ; conclusion sous-entendue : c’est lui qui a écrit l’article.
Sans même approfondir le caractère douteux de ce syllogisme, vérifions-en rapidement, de manière quantitative, la première assertion, soit la faiblesse supposée de la position sociale des dames considérées. Les noms repris comme exemples par C. Weber paraissent dans Le Gaulois au cours de l’année 1893 : Furtado-Heine en 10 occurrences dans les colonnes mondaines ; Porgès en 25 occurrences; Stern en 41 occurrences mais peut-être pas toutes pour la même famille Stern.
Le point 6 est donc basé sur une intuition contredite par l’analyse quantitative ; il est faux.
Point 7 : Selon C. Weber, le dernier paragraphe de l’article du 1er septembre 1893 contiendrait une signature rhétorique propre à Proust : l’alternative « soit curiosité, soit snobisme, soit désir naturel… » (autre variante chez Proust « soit que…, soit que… ».
Mais son utilisation par Proust n’implique pas une rareté d’utilisation chez les autres telle que l’apparition unique de l’alternative dans un article conduise à attribuer ce dernier à Proust.
Et en fait, on retrouve l’alternative « soit que…, soit que…, ou enfin que… » dans un article du Gaulois le 17 août 1892, antérieur d’un an environ à l’article en débat d’attribution gallica.bnf.fr/…/bpt…/f1.item.r=%22soit%20que%22.zoom . Et tout comme ce dernier, il figure dans la rubrique « Bloc-Notes Parisien », il est signé Tout-Paris, et il structure son propos sur les « Chroniqueuses de mode » en catégories !
Nous ne suivrons pour autant pas la méthodologie de C. Weber et n’attribuerons pas ipso facto à Proust l’article du 17 août 1892. Il serait plutôt pertinent, sinon digne d’intérêt, de faire l’hypothèse d’une identité – non démontrée à ce stade - entre les rédacteurs des deux articles (17 août 1892 et 1er septembre 1893). Le point 7 n’opère donc pas comme preuve de l’attribution à Proust de l’article du 1er septembre 1893.
Les 7 points de démonstration pour l’attribution à Proust de l’article du Gaulois du 1er septembre 1893 signé « Tout-Paris » sont au mieux non pertinents comme preuves, au pire faux, et l’accumulation ne vaut pas preuve, au contraire. Le livre Proust’s duchess n’apporte donc qu’une hypothèse non vérifiée, qui pourrait être éventuellement démontrée par une véritable administration de la preuve ultérieure. L’insuccès de la présente tentative, le fait que jusqu’à présent personne n’a établi l’attribution proposée, la possibilité enfin d’un autre rédacteur actif depuis au moins 1892, nous conduiraient cependant, à ce stade, à douter de cette possibilité.
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La conjonction d’une administration de la preuve défaillante d’une part et d’un défaut de formalisme de citation explicite d’autre part conduit à un même effet plus ou moins recherché : le scoop intellectuel de la découverte d’inédits de Marcel Proust. Un tel objectif ne relève pas, à notre sens, du travail académique. Et il sera intéressant d’un point de vue de sociologie des communautés universitaires, de suivre l’évolution de cet effet de scoop, entre articles élogieux, citations de recherche, silences polis et dénégations.
Last edit: 6 years 1 month ago by Jean-Christophe Antoine.
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6 years 1 month ago #2
by Anne BORREL
Replied by Anne BORREL on topic Caroline Weber a-t-elle découvert deux articles de Marcel Proust ?
Merci à Aurélyen pour son excellente argumentation critique.
Une coquille reste à corriger au "Point 6" : restituer à Mme STRAUS la graphie correcte de son patronyme.
Une coquille reste à corriger au "Point 6" : restituer à Mme STRAUS la graphie correcte de son patronyme.
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6 years 1 month ago #3
by Jean-Christophe Antoine
Replied by Jean-Christophe Antoine on topic Caroline Weber a-t-elle découvert deux articles de Marcel Proust ?
Merci pour votre appréciation et pour votre lecture attentive ! Mme Straus corrigée.
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5 years 11 months ago #4
by Laure HILLERIN
Replied by Laure HILLERIN on topic Caroline Weber a-t-elle découvert deux articles de Marcel Proust ?
Merci et bravo à notre ami Aurellyen pour cette impressionnante démonstration, qui témoigne bien de la rigueur de son esprit scientifique.Dans mon livre La Comtesse Greffulhe – L’ombre des Guermantes, j’avais signalé en page 382 un autre article signé « Tout-Paris », paru dans Le Gaulois, Bloc-Notes Parisien, le 18 juillet 1909, à la suite de la fête de Bagatelle, et qui pourrait être de Marcel Proust. Mais je l’avais fait avec toutes les précautions d’usage : « Se rendit-il finalement à la fête de Bagatelle et écrivit-il l’article demandé ? Une seule chose est sûre : un long reportage sur la fête parut le lendemain dans Le Gaulois, sous la signature de « Tout-Paris » – celle-là même qu’il avait utilisée, en 1894, pour son papier sur la fête de Montesquiou à Versailles. Par son style, son érudition et son contenu, ce document, qui fait l’apologie de Wagner, a des résonnances proustiennes : mais sa signature, qui était collective, ne nous apporte aucune certitude. » En effet, la comtesse Greffulhe l’avait sollicité avec insistance pour qu’il se rende à cette fête et écrive « « Quelques lignes, comme vous sentez, c’est-à-dire exquisément poétiques ! » Il lui avait répondu avec ses atermoiements habituels :« Serai-je en état samedi de me lever quelques heures pour aller à Bagatelle, je ne sais. J’ai l’une après l’autre supprimé toutesles sorties de cette année, et je me réservais celle-là, pour avoir, en une fleur unique, tous les parfums des plaisirs que je n’ai pas cueillis. J’espère et je n’ose pas croire, mais je voudrais bien pouvoir y aller. Et surtout je serais si heureux de vous apercevoir, ce qui ne m’est pas arrivé depuis tant d’années. » « Mais si je ne peux aller à Bagatelle (et je crois que j’irai) […] » Certes, l’erreur est humaine… Mais l’honnêteté intellectuelle exige, à mon sens, que la recherche du scoop ne l’emporte pas sur la rigueur qui doit présider à tout travail d’historien et de biographe. Et, comme Aurellyen, je regrette que cela ne soit pas toujours le cas.
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5 years 11 months ago #5
by Jean-Christophe Antoine
Replied by Jean-Christophe Antoine on topic Caroline Weber a-t-elle découvert deux articles de Marcel Proust ?
Merci Laure, pour votre appréciation, et pour le rebondissement sur la fête de Bagatelle. L'article de Tout-Paris, sans proverbe racinien ni alternatives balancées, est d'un beau style, plus que mondain : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k534397h/f1.item.zoom . Le mystère des anonymes de Tout-Paris reste encore entier..
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