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Préemption d'une photographie de Reynaldo Hahn dédicacée à Marcel Proust
Avec le soutien du Fonds du patrimoine, la Société des Amis de Marcel Proust a préempté, pour les collections de la Maison de Tante Léonie, qui dispose du label "Musée de France", cette photographie de Reynaldo Hahn dédicacée à Marcel Proust, mise en vente le 30 juin par Sothebys. Le lot s'accompagne d'une lettre autographe de Reynaldo Hahn.
Présentation de deux nouvelles acquisition
Anne Imbert, historienne de l'art et membre de notre association, vient d'écrire un texte de présentation de deux de nos récentes acquisitions : un dessin original de Madeleine Lemaire, repris comme illustration dans Les Plaisirs et les Jours, une lettre de Félix Fénéon à Paul Signac.
Cette brochure aurait dû être distribuée le 16 mai à l'occasion de la Journée des Aubépines, nous la mettons en ligne.
https://www.amisdeproust.fr/images/DocsPdf/acquisitions-202005.pdf
Pour mémoire, un document similaire avait été rédigé l'année dernière, par Anne Imbert et Elyane Dezon Jones, pour présenter une autre acquisition, une pointe sèche de Paul César Helleu
https://www.amisdeproust.fr/images/DocsPdf/brochure-Helleu.pdf
Réouverture de la Maison de Tante Léonie - Musée Marcel Proust
Sur proposition de la Société des Amis de Marcel Proust et après avis favorable du maire d'Illiers-Combray, la préfète d'Eure-et-Loir a autorisé la réouverture de la Maison de Tante Léonie, à compter du vendredi 15 mai. Venez nous voir si vous êtes à moins de 100 km, c'est l'occasion de visiter cette demeure restée "dans son ambiance XIXe siècle", et de découvrir deux ou trois choses sur Marcel Proust !
Cette réouverture, limitée pour l'instant aux vendredis, samedis et dimanches, de 14h15 à 17h, s'accompagne des mesures suivantes :
- Pas de visites guidées, jauge limitée à 10 personnes, mise à disposition de masques et de gel hydro-alcoolique.
Le tarif réduit sera appliqué sans conditions, et les habitants d'Illiers-Combray bénéficient de la gratuité.
A bientôt !
Mémoires de Jean de Chimay (1890-1968)
Un adhérent de la Société des Amis de Marcel Proust vient de nous faire parvenir des extraits des mémoires inédits de son arrière-grand-oncle, Jean de Chimay (1890-1968), neveu de la comtesse Greffulhe née Chimay et de la princesse Alexandre de Caraman Chimay.
Nous les publions avec son accord (un grand merci à lui), pour le témoignage que ce texte délivre sur Marcel Proust et sur l'une des familles aristocratiques qui le fascina.
Pour les lire au format pdf, cliquer ici.
Extraits des Mémoires de Jean de Chimay
Ces Mémoires ont été dictés en 1964 par le prince Jean de Caraman Chimay (1890-1968), neveu de la comtesse Greffulhe née Chimay et de la princesse Alexandre de Caraman Chimay.
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Mon jeune âge se passa donc au 41 du Quai d’Orsay, maison que mes parents avaient acquise de l’oncle Thierry de Montesquiou[1] et qu’avait fait construire pour son fils le général Anatole de Montesquiou, qui fut aide de camp de l’empereur, avait assisté à la retraite de Moscou, et était le fils de « Maman Quiou[2] » qu’il avait accompagnée à Vienne en 1814.
Mon père avait gardé un souvenir prestigieux de ce guerrier, qui fut aimable à ce qui se voit à la correspondance qu’il entretint avec Mme de Genlis, et qui lui disait : « J’ai bien souvent entendu le bruit du canon mais celui que font mes petits-enfants est insupportable ».
Cette maison était agréablement placée avec vue au nord sur la Seine et le quai d’Orsay et sur une grande cour ensoleillée, sur laquelle donnaient les salons, la salle à manger et la chambre de ma mère, mais dans ce temps-là on fuyait le soleil et mes parents ne vivaient que dans le bureau de mon père, impitoyablement tourné vers le pôle boréal mais aussi vers la Seine, le pont des Invalides, le mouvement des chalands et des voitures.
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Du côté de mon père on était assez désargenté, la terre de Chimay venue en héritage à un neveu Caraman, fils de la sœur du dernier prince de Chimay de la branche d’Alsace Henin qui avaient eux-mêmes succédé aux Croy, pour qui elle avait été érigée en principauté par l’empereur Maximilien, comportait certes de beaux bois mais peu à peu, entre les partages et les mauvaises affaires de mon arrière-grand-père, fils de ce Caraman et de l’illustre Thérésa, ex-citoyenne Tallien, avait été réduite au parc et à quelques dépendances.
Cet arrière-grand-père[3], si grand qu’il ne passait pas sous les portes, avait cependant connu une carrière brillante et épousé une héritière, veuve d’un M. de Brigode et fille d’un M. Pellapra, grand munitionnaire sous le premier Empire et dont l’épouse a certainement eu des faiblesses pour l’empereur Napoléon, encore qu’il soit moins certain que ces faiblesses se soient matérialisées sous la forme de cette petite Émilie, légende qui n’était certes pas mise en valeur au temps de mon enfance, où bien que Napoléon Ier soit fort vénéré, cette admiration n’allait point jusqu’à se vanter d’une naissance qui était encore trop proche pour que le naturel cédât à l’illustre. Cette histoire ne prit des ailes que beaucoup plus tard sous la plume d’ailleurs gracieuse et fantaisiste de Marthe Bibesco, belle-fille de la fille d’Émilie, née donc Chimay[4], devenue Bibesco après un divorce retentissant avec le prince de Bauffremont, héroïque soudard qui avait commandé à Sedan la charge qui avait valu l’exclamation admirative du roi de Prusse.
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En été, dans mes premières années, nous passions quelques semaines à Dieppe, chez ma tante Greffulhe, la tante Bebeth, autre personnage considérable dont les faits et gestes et la splendeur ont ébloui mon enfance, tout comme les axiomes et les préceptes de la tante Albertine[5], dite Titine pour les neveux irrespectueux.
La villa La Case, à Dieppe, dominait la falaise, et avait sur la mer une vue admirable. Dieppe était alors la plage à la mode et la villa La Case était le centre d’une vie mondaine et élégante à laquelle évidemment je participais peu à mon âge. Cependant je me souviens que ma cousine Élaine Greffulhe, future duchesse de Gramont, m’initiait à l’art du jeu de tennis, alors dans son enfance, en me lançant des balles au-dessus du filet et le petit garçon, âgé de trois ou quatre ans, qui ramassait nos balles était Louis de Broglie, futur prix Nobel, qui en ce temps-là pensait peu à la théorie ondulatoire.
L’on se baignait peu ce me semble, mais l’on causait beaucoup et l’on mangeait encore plus – les repas étaient longs et fastueux. La tante Greffulhe, qui descendait parfois en ville dans une sorte de petite voiture traînée par de rapides poneys, était toujours entourée d’une cour hétéroclite où voisinaient de vieux beaux, des savants décatis, des étrangers de renom, ou des peintres inconnus. Elle avait quoi qu’il arrive un port de reine mais il convient de remarquer qu’elle ne s’aventurait ni à pêcher la crevette, ni à sortir d’une cabine de bain roulante, que dans ce temps-là des chevaux traînaient jusqu’à la limite des vagues pour éviter à la pudeur des dames de montrer le peu qu’elles montraient, tout caparaçonné et rembourré, à des spectateurs curieux.
Le comte Greffulhe, son époux, apparaissait peu et semait la terreur, ce qui crois-je était pour lui l’occasion d’éluder des scènes de jalousie qu’il méritait bien, car ce personnage qui se vantait et que son entourage rendait fabuleux, avait pour les dames des faiblesses notoires, qui désespéraient la tante bien qu’elle eût été fort désolée, je crois, d’être l’unique objet de ses faveurs répétées.
Il était bel homme à la mode du jour, avec une barbe carrée de Jupiter olympien, et était au fond un excellent homme, bien que pourvu d’un égoïsme farouche, adorant les femmes, la chasse et les objets d’art, et vivait une existence royale d’enfant gâté, telle que l’on ne peut guère se l’imaginer en ces temps-ci. Il était né aux environs de 1850, avait connu déjà jeune homme les dernières années du second Empire, fils unique et adulé de la riche famille Greffulhe, banquiers hollandais venus s’installer en France au début du siècle dernier et qui s’étaient de suite et je ne sais trop pourquoi, si ce n’est peut-être un faste et une élégance naturels, taillé une place de premier plan dans la société française.
Un fils du maréchal de Castellane (à moins que ce ne soit lui-même[6]) avait épousé la belle Cordelia Greffulhe – c’est en sortant d’un bal chez M. Greffulhe que le duc de Berry fut poignardé. Lui-même jeune était intimement lié avec le prince de Galles et il m’a conté que c’était lui qui l’avait informé de l’imminence de la guerre de 1870 en lui conseillant au cours d’une visite qu’il lui avait faite à Sandringham de retourner en France. Je ne crois pas d’ailleurs que ce fut pour s’y battre, car en ce temps d’armée de métier, la défaite française fut acquise avant que l’on ait eu le temps de mobiliser toutes les bonnes volontés. Par contre, me dit-il avec une certaine superbe en me montrant l’hôtel de la rue d’Astorg, qu’il contemplait de son bureau situé dans la maison du concierge de l’autre côté de la cour : « tu vois cette maison, eh bien, on y mangea du poulet pendant tout le siège de Paris ». Ce qui pourrait paraître aujourd’hui, lorsqu’on a connu les cartes de rationnement et d’ailleurs aussi les joies du marché noir, une facétie de mauvais goût, n’était au fond pour le cher oncle qu’une nostalgie d’un temps où les armées étaient commandées par des gens bien élevés qui savaient ce qui se doit, et entre autres de laisser sans doute passer à travers les mailles du filet qui encerclait Paris l’omnibus hebdomadaire qui, de Bois-Boudran, devait apporter à M. Greffulhe de quoi assurer sa subsistance.
Après la guerre, il avait vécu l’existence fastueuse d’un jeune homme très riche et très élégant, fort beau pour l’époque ; il avait connu des liaisons retentissantes, des succès flatteurs, aidés il faut le dire par des moyens considérables, ce qui ne gâche rien et surtout comme ce fut plusieurs fois son cas, lorsqu’on s’approche des femmes du monde. Mais ceci vint plus tard.
Dans sa jeunesse, il s’afficha entre autres avec une ravissante danseuse, Mlle Fiocre, dont il reste le plus joli buste qui soit, signé de Carpeaux, et un fils, et à qui un mariage tardif avec un gentilhomme de province quelque peu désargenté et fort mûr donna un statut qui fit oublier le foyer de la danse. Un autre fils, hélas, ne lui fut pas donné par son épouse, la ravissante Élisabeth, tante Bebeth, pour qui il s’enflamma pour l’avoir rencontrée par hasard à je ne sais quelle fête.
Un jour la tante Ghislaine, sœur plus jeune, revint déjeuner et annonça que l’on racontait dans Paris qu’Élisabeth allait épouser un beau jeune homme que l’on appelait le Veau d’or et qui était infirme. C’était en effet le surnom du bel Henri et c’était vrai qu’une foulure mal soignée, que quelques massages au début eussent guérie, s’était implantée et avait créé, par paresse de sa part, une incapacité notoire à se servir d’un de ses bras, ce qui l’a gêné toute sa vie. Dès lors les fiançailles furent officielles et il vint faire sa cour, chaque après-midi, au quai Malaquais, dans un coupé, que deux trotteurs appelés Brin d’amour et Porte-monnaie faisaient circuler dans Paris à une vitesse que nous ne connaissons plus. Ce jeune ménage, parti pour la gloire dans une splendeur presque royale - elle célèbre par sa beauté et son charme, lui par son faste, ses succès, la splendeur de ses chasses, l’opulence de son existence - devait connaître une fluctuante destinée, mais le temps a passé et ils ont su s’accommoder des défauts l’un de l’autre, qui étaient surtout des défauts d’enfants gâtés, et qui remplirent le monde des histoires de leurs différends ; ils n’en ont pas moins gardé une façade splendide.
La tante Élisabeth Greffulhe était célèbre dans l’Europe entière par sa beauté, elle avait un profil magnifique illuminé par les yeux d’un noir de jais étincelants et rieurs, une petite tête idéale sur le plus joli cou du monde, une façon de se tenir et de marcher qui était véritablement un air de reine en même temps qu’elle était gracieuse, une conversation brillante et aimable sans être pédante et un rire de cristal qui est resté un charme dans le souvenir de ceux qui la connurent.
Marcel Proust nous a laissé d’elle un portrait illustre sous les traits de la duchesse de Guermantes dans sa baignoire à l’Opéra.
Car on avait une baignoire à l’Opéra, et non point une loge qui était un peu commun, et lorsqu’on n’avait point envie de revoir Faust ou Rigoletto, on en faisait hommage à des amis ou à des parents un peu désargentés, qui eux-mêmes s’en servaient pour faire leurs politesses. Mes parents héritaient ainsi deux ou trois fois l’hiver de l’abonnement de la riche sœur, mais une fois ils payèrent leur place et la mienne pour que je puisse me souvenir, disaient-ils, d’avoir vu descendre la tante Greffulhe l’escalier de l’Opéra, et de fait c’était beau à voir.
Que n’eût écrit Proust sur cet incident, et d’ailleurs que d’anecdotes j’aurais pu lui souffler sur la vie et les faits et gestes de tant de ces personnages qui ont peuplé et le côté de Guermantes et mon enfance, car bien plus tard je me suis aperçu que les Guermantes, Charlus, M. de Norpois, Mme Verdurin etc. étaient le cercle de la famille dont les faits et gestes m’étaient contés par Céleste, les gouvernantes et les femmes de chambre.
C’est ainsi que j’habitais les appartements du célèbre Palamède de Charlus alias Robert de Montesquiou, et que j’ai pris mon premier bain dans une salle de bains qu’il avait fait installer en céramique aux décors d’hortensias bleus, luxe rare à cette époque et qui d’ailleurs ne fonctionnait que rarement. La tante Élisabeth accordait peu d’intérêt au jeune Proust dont elle me disait plus tard, longtemps plus tard, qu’elle l’avait bien connu, qu’il lui écrivait fréquemment, mais qu’elle n’osait l’inviter qu’aux grandes fournées qu’on appelait des lessives car, me disait-elle, ton oncle aurait été bien étonné de le voir chez lui.
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Le frère cadet de mon père, Alexandre, était alors tout jeune et fort charmant, la plus jolie figure du monde, les façons les plus agréables, en même temps que des velléités sportives pour l’époque en faisaient le plus aimable des compagnons, le cadet de cette famille si merveilleusement unie et enivrante, il avait été fort choyé par ses frères et sœurs aînés.
Après m’avoir ébloui par un ravissant tonneau très bien attelé et par des prouesses en tricycle à pétrole, un jour nous attendîmes toute la fin de l’après-midi et eûmes permission de prolonger la veillée jusqu’à neuf heures du soir pour finalement voir apparaître au bout de la rue du château les lanternes rouges et vertes de la première automobile avec laquelle l’oncle Alexandre arrivait de Paris. Il fallait que le mélange d’air et d’essence fût produit par le passager du conducteur, insufflant de l’air dans le carburateur à l’aide d’une poire en caoutchouc, ce qui sur un long parcours devait être fatigant.
Plus tard le charmant Alexandre épousa Hélène de Brancovan, descendante des Hospodars et des empereurs de Byzance, et sœur de la fameuse Anne, comtesse de Noailles, dont le talent, l’esprit et la conversation, sans parler de la beauté pour ceux qui aimaient ce type un peu oriental, faisaient paraître en demi-teinte le charme de sa sœur, mais je crois qu’au fond elle était plus appréciée par les amateurs vraiment fins, car Anne avec ses passions, ses fureurs, ses mots et le fracas de sa conversation était une vedette un peu bruyante et jalouse. Mais elle écrivait de ravissantes choses, démodées aujourd’hui sans doute, et elle avait bien du talent.
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Ma première communion à Sainte Clotilde en 1902 ne me fit pas une très grande impression, à part l’étonnement que me causa ma tante Greffulhe, ce personnage fabuleux, en voulant m’embrasser la première à la sortie de l’église.
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Avec la naïveté des enfants, je ne me doutais aucunement de la gravité de l’état de ma mère, je l’avais toujours connue dolente, d’ailleurs toute la famille paraissait jouir de déplorable santé, les maladies se succédaient, fièvres typhoïdes, appendicites, alors fort à la mode, et je ne m’inquiétai point de l’état de santé de ma mère.
Ce fut un choc lorsqu’à la fin de juin (1906), je fus soudainement rappelé à Paris. Les inquiétudes étant momentanément calmées, je fus renvoyé à Bruxelles, puis de nouveau rappelé vers le 15 juillet et, le 20 juillet, ma pauvre maman s’éteignait.
Elle était pleurée de tous et son charme, sa finesse, son intelligence sont restés bien longtemps dans le souvenir de ceux qui l’avaient connue et aimée. C’est triste de ne plus être l’enfant de quelqu’un. Aussitôt terminées ces tristes cérémonies à Paris et à Pargny, où elle n’avait pas désiré être inhumée, mais l’avis de la terrible tante Albertine, qui en avait décidé autrement, l’emporta – plus tard, comme c’était leur vœu réciproque, je fis en sorte de réunir dans la sépulture familiale à Chimay ces deux êtres qui s’étaient aimés – aussitôt donc on jugea nécessaire de changer nos idées et mes tantes Élisabeth Greffulhe, Ghislaine et Geneviève et l’oncle de Tinan nous emmenèrent d’abord à Carlsbad, où tout ce monde qui mangeait trop croyait devoir aller prendre les eaux, c’était alors la mode.
Nous partîmes donc pour Carlsbad le 1er août ; la tante Greffulhe, qui ne pouvait jamais rien faire comme tout le monde et aimait voyager royalement, s’était fait organiser notre voyage par M. Nagelmakers, directeur de la Compagnie des wagons-lits, ce qui avait eu pour effet qu’au lieu de prendre le Carlsbad-Express qui vous transportait directement dans cette ville d’eau, nous dûmes changer à Munich, à Nuremberg et je ne sais où encore pour ménager assez de réceptions souveraines par des chefs de gare à chapeau haut de forme à la tante charmée.
Lorsqu’enfin par une chaleur tropicale nous parvînmes à Carlsbad, elle trouva tout naturel de remarquer dans l’appartement qui lui avait été réservé, tandis que ses sœurs avaient des chambres plus modestes au bout du corridor, deux magnifiques corbeilles de roses que des chambellans étaient venus déposer de la part de l’empereur d’Allemagne et de l’empereur d’Autriche.
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Ce furent les années où éclata soudain le mirage des ballets russes. Ma tante Greffulhe avait été la fée qui d’un coup de baguette fit don à Paris de cette splendeur jusque-là inconnue. Une petite lettre au Tzsar, dit-elle un jour en 1952 à de jeunes amis à nous qui avaient désiré connaître cette antique mais encore célèbre grande dame, et cette évocation dans le Paris de quarante ans plus tard, alors que même le mot de Tsar n’évoquait plus que des souvenirs lointains, avait quelque chose d’irréel et de fabuleux.
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Ma sœur Anne était encore dans son âge le plus tendre et tout au plus pouvais-je l’emmener faire quelques promenades au bois. Les tantes étaient charmantes mais lointaines : Ghislaine à Bruxelles, dame d’honneur de la jeune reine Élisabeth à qui la liait une tendre amitié, Geneviève au Maroc où son mari[7] tentait de faire oublier son passage au ministère de la guerre, qui avait achevé de le faire haïr par les gens de bien, en se couvrant de gloire à la prise de Taza où il avait été gravement blessé ; la fameuse tante Greffulhe mûrissait lentement dans sa splendeur. Enfin sa belle-mère avait décidé de mourir, ce que l’on attendait depuis longtemps, et ce retard avait fait lui dire par son fils, un jour d’impatience : « Eh bien, on ne meurt plus, dans la famille ». Et la vieille dame ayant compris ce que parler voulait dire, la tante Élisabeth s’était enfin installée dans le magnifique hôtel du 10 rue d’Astorg, tandis que jusque-là je ne l’avais connue qu’au 8 qui y était contigu, et avait été bâti pour le jeune ménage.
Il y avait de la place dans cet immense terrain qui avait été acquis par les Greffulhe au début du siècle, faisait jadis partie du parc du prince de Beauvau, et contenait facilement tous les hôtels de la famille reliés entre eux par des cours et des jardins et qui formaient un ensemble que l’on appelait le Vatican. C’était une sorte d’îlot dans le Paris de la Madeleine, considéré alors comme peu élégant.
La maison du 10 où venait de s’installer ma tante, enfin, était la maison mère de cet établissement, construite en 1784 par le maréchal de Beauvau pour son gendre le prince de Poix, à la porte de son parc, dite porte de la Ville l’Évêque, nom du village qui s’élevait alors à la place de l’église de la Madeleine. Plus tard s’étaient élevés sur ce terrain acquis au début du siècle par la riche famille Greffulhe des hôtels pour la marquise de L’Aigle et la princesse d’Arenberg, filles Greffulhe, et enfin des maisons de rapport qui bordent le boulevard Malesherbes et l’immeuble de la compagnie de Suez. La tante Greffulhe y recevait superbement du monde hétéroclite qui allait des altesses les plus impériales aux savants les plus célèbres en passant de temps à autre par des relations douteuses et même des aigrefins notoires.
Un autre membre de ma parenté qui était fort charmant était mon oncle Alexandre, frère cadet de mon père. Il atteignait tout au plus à ce moment la quarantaine et avait la plus jolie tournure du monde en même temps que la plus jolie figure. Derrière cette façade séduisante, il ne se cachait pas grand-chose, et le cher homme menait une vie paresseuse qui consistait à faire d’excellents repas, car il avait une cuisine mémorable dont il prenait le soin le plus diligent ; vers quatre heures de l’après-midi, à part le jeudi où il allait au cinéma, il se rendait au Club où il montait directement au billard.
Comme le maréchal de Tallard de qui Saint-Simon disait – dans une phrase lapidaire, citée par les grammairiens car elle dépeint tout le personnage, sa gloire et son action d’éclat, sans un adjectif : « tout son art fut d’exceller au billard », l’oncle Alexandre y était un maître et c’est tout ce qu’il faisait, mais il le faisait bien.
Au mois de juillet il se retirait à Chimay où il passait heureusement l’été et l’automne, tirant quelques lapins dans le parc, et quelques oiseaux aquatiques en faisant chaque jour le tour du lac de Virelles. Son épouse, ma tante Hélène, était une personne délicieuse, vive, spirituelle et intelligente, jolie même pour ceux qui aimaient une apparence un peu exotique ; le côté gréco-levantin des anciennes alliances de Brancovan ressortait quelque peu dans des beaux yeux et des cheveux très bruns, elle avait à mes yeux beaucoup plus de charme que sa sœur, la célèbre Anna de Noailles.
Elle était assez éclectique dans ses goûts et faisait plus ses affaires dans un monde assez spécial, fort élégant sans doute, dont la tête de file était la princesse Edmond de Polignac, musicienne comme la musique, mais lesbienne comme la déesse Sapho, et qui comprenait une certaine quantité de dames éthérées et d’artistes et d’écrivains un peu déliquescents.
De toutes les dames que fréquenta Proust, et il n’en connut pas tant que cela car au fond ses modèles étaient par ouï-dire, ma tante Hélène était sa favorite, bien qu’il ne l’ait jamais décrite. Il venait souvent la voir l’après-midi quand mon oncle était au cercle, et lui-même m’a raconté, bien plus tard, qu’en descendant pour sortir[8] il avait souvent trouvé Marcel Proust dans l’antichambre, assis sur le coffre à bois interviewant le maître d’hôtel sur des détails de service ou d’argenterie que son esprit méticuleux notait pour les faire resservir dans le temps perdu ou bien chez Swann, et comme mon oncle ne le connaissait pas, il lui tirait son chapeau, haut de forme s’entend, en passant. Car le chapeau haut de forme était encore de mise dans l’après-midi et pour aller au cercle.
Mon oncle Alexandre était si gourmand que lorsqu’il avait mangé dans un restaurant un plat qui lui avait convenu, et encore fallait-il que quelque ami le lui ait signalé, car il sortait peu et ne s’aventurait guère dans des gargotes, il y dépêchait son cuisinier et ensuite discutait interminablement avec lui les péripéties du repas et les secrets du fameux plat. Il se souciait peu des têtes d’autres cuisines et je ne me souviens pas avoir jamais ouï dire qu’il ait pris un repas hors de chez lui, où il souffrait cruellement des retards de son épouse, qu’il attendait parfois quelques minutes, assis à table, à l’heure dite et faisant sonner avec reproche une montre à répétition déposée devant son assiette. Proust aurait pu dessiner avec soin un pareil personnage, mais je n’ai jamais trouvé trace de ce ménage, charmant mais si notable, dans son œuvre, de même que je n’ai jamais trouvé de ressemblance de ma tante Greffulhe ou de son mari, dans le duc ou la duchesse de Guermantes, bien peu de parenté même avec Robert de Montesquiou dans ce Charlus qui avait d’horribles mœurs, tandis que Montesquiou n’en avait pas du tout.
C’est vers cette époque que je rencontrais parfois Proust le matin, au sentier de la Vertu, promenade élégante de l’époque, qu’il arpentait par pur snobisme, car il détestait sortir le jour et surtout au Bois, à cause de son asthme, et je remarquais non sans ironie ce bizarre individu qui en plein mois de juin errait tout seul en chapeau melon pelisse noire à col d’Astrakhan et foulard blanc sur le nez. Je demandai qui il était un jour à Jacques de Ganay, qui me dit : « Mais tu sais bien, c’est le petit Proust qui espère toujours dîner en ville avec de vieilles dames qu’il assassine, paraît-il, à ce que dit maman, de lettres interminables ».
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Enfin le couronnement suprême de ma carrière cynégétique à cette époque (1922) fut mon intronisation à Bois-Boudran. Ce n’est pas un vain mot car c’était alors un des clubs les plus fermés du monde. Le vieil oncle Greffulhe, il me paraissait ainsi bien que plus jeune que je ne le suis lorsque j’écris ces lignes, était un égoïste fieffé, mais charmant pour ses amis, il en avait usé trois générations, et il n’invitait que quelques rares élus, que l’on appelait les fondateurs et qu’il aimait voir autour de lui toutes les semaines depuis le premier octobre jusqu’à la fermeture. Jadis chaque vendredi et chaque samedi étaient scrupuleusement réservés à des chasses somptueuses dans un domaine immense : onze mille hectares à son maximum, dans un luxe invraisemblable de cuisine, de gardes et de rabatteurs. Il élevait des milliers et des milliers de faisans – ne disait-on pas que chaque jour il leur fallait deux tombereaux de blé – et cette splendeur servait à amuser six fondateurs toujours les mêmes qui avaient été jadis les amis du père Greffulhe, puis la génération des siens et maintenant était celle de leur fils. Aussi les élus étaient-ils conscients de la splendeur de leur privilège et n’eussent point accepté de chasser ailleurs, en ces jours fatidiques.
Lorsque je rentrai, par une petite porte, dans ce cercle magique, la magnificence avait un peu cédé à la dureté des temps. Le cadre était resté comme l’atmosphère, sans pareil, mais les chasses avaient perdu de leur éclat, et se bornaient parfois à de médiocres tirs de lapins, mais si grand était encore le prestige qu’à leur grand regret les professionnels du tir comme d’Ayen préféraient sacrifier, pour de pareilles et médiocres journées, des invitations plus somptueuses.
Il y avait moins de gibier, peut-être moins de gardes, le samedi seul était voué à ce sacerdoce, mais les rites continuaient à être observés : déjeuner exquis dont le menu paraîtrait fabuleux, départ dans des voitures à chevaux conduites par des cochers et valets de pied en redingote gris perle et chapeau haut de forme, un petit dog cart, ou phaéton, conduit par le maître de maison et accompagné de son plus ancien ami, le reste dans un break. Au rendez-vous l’on trouvait chargeurs aux tenues bleu foncé qui étaient les gardes du domaine souvent vieux et peu véloces, ce qui faisait enrager les spécialistes à qui l’on ne permettait pas d’amener leurs propres chargeurs devenus des sortes de jongleurs. Cette mesure était imposée par le vieil oncle qui avait reçu jadis un plomb et était fort craintif à ce sujet.
C’est ainsi que lorsque je débutai dans ce cénacle, je reçus comme chargeur un excellent homme de confiance dont la mission était de renseigner l’oncle sur ma prudence, ma façon de tirer etc. Sans doute le rapport fut-il favorable puisque je fus réinvité. On racontait aussi que la première fois où quelque débutant faisait son apparition, on le plaçait au bout de la ligne où il ne risquait pas de fusiller le patron, et au fur et à mesure que les renseignements étaient bons, on le rapprochait du centre et, un jour, suprême consécration, il se trouvait près du maître de maison.
Ces précautions donnaient de grandes possibilités aux fondateurs bien installés dans ce fromage pour éliminer de nouveaux venus qu’ils n’approuvaient point. Ce fut le cas un jour paraît-il où ils eurent la perfidie de conseiller à quelqu’un qui était dans ce cas de laisser sur place ses fusils et une quantité assez considérable de cartouches pour bien marquer, inventa leur duplicité, l’agrément que le quidam trouverait à être réinvité. Puis ils dénoncèrent à Greffulhe la vanité et le manque d’éducation du personnage à qui le prompt retour de ses fusils et munitions fut le lasciate ogni speranza.
Avant la guerre, la règle de la fidélité elle-même n’était violée que pour des têtes couronnées : le roi du Portugal, le prince de Galles, le roi d’Espagne avaient connu cet honneur. Alors les petits plats étaient dans les grands, les armoires à faisans étaient largement ouvertes, pour atteindre la prodigieuse quantité d’oiseaux nécessaires à ces hécatombes de trois mille faisans. On faisait battre le rappel, la générale, par les tambours publics pour attirer les rabatteurs de toutes les localités voisines et l’on racontait que sous la blouse blanche de ces modestes collaborateurs aux plaisirs des grands se cachaient parfois des notaires, des médecins et même un curé fasciné par la splendeur de l’occasion et le spectacle de ce massacre de volatiles offerts aux rois.
Cet oncle Greffulhe était à lui seul un spectacle. Toute ma vie je ne l’avais qu’entrevu, son épouse et ses belles-sœurs avaient fait de lui une sorte d’ogre ; lorsque j’allais les voir on nous faisait entrer par des portes dérobées, passer par des corridors secrets de peur de déranger ou de rencontrer ce monstre fabuleux. Cette année 1922, un jour à l’automne il eut soudain envie de me voir, la tante m’envoya un ukase m’enjoignant de passer par Bois-Boudran. J’y restai le temps d’une visite venant de Courances et retournant à Reims. En m’en retournant, je croisai une petite voiture, appelée tonneau dans laquelle se trouvait ce terrible parent. Il me cloua sur place d’une voix de tonnerre qui proférait mon prénom, que je ne supposais même pas qu’il connût ; mon sang se glaça, ce qui s’explique après trente ans de portes dérobées. Il fut charmant, m’invita à chasser et désormais je fus un client relativement assidu de ces illustres chasses de Bois-Boudran dont la splendeur avait bien baissé de ton depuis la guerre mais qui restaient une sorte de club extraordinairement fermé. Si fermé que lorsque quelque malheur ouvrait une place, les membres du club s’arrangeaient pour que la place ne fût pas donnée à quelqu’un qui leur déplût.
Tout en trompant furieusement et sans aucun tact sa gracieuse épouse, tout en la traitant le plus mal du monde et même grossièrement, en lui faisant subir des avanies publiques ombrageuses, il n’a jamais cessé de lui marquer une admiration certaine qui a persévéré au cours des âges et qui se traduisait par des odes enflammées qui devaient, je pense, faire oublier les scènes les plus brutales et les plus pénibles pour les convives étrangers. Mais il devait y avoir des compensations car je crois que la tante Élisabeth resta, d’ailleurs sans grand mérite, un modèle de fidélité conjugale et supporta tout au long de leur longue existence des façons apparemment odieuses et l’affichage scandaleux des innombrables et coûteuses liaisons de cet impossible mais superbe époux. Et elle-même avait sans doute quelques défauts que son cousin Robert de Montesquiou avait appelés « les abominations de la délicieuse ».
Tout Paris et même le monde retentissaient des éclats de ce ménage, je n’ai jamais cessé d’entendre des rumeurs de leur divorce probable, auquel s’employaient avec dévouement et zèle les diverses dames qui se succédaient dans la faveur de ce Jupiter, mais finalement l’admiration cachée qu’il avait pour elle, un attachement qu’elle avait pour lui, triomphèrent des velléités. Ils vécurent leur longue vie dans une union tempétueuse et semée d’orages, mise en valeur, il faut le dire, par un public intéressé et disert, et d’ailleurs sans grande malveillance, et au fond ils s’aimèrent, je crois, plus qu’on ne l’a su et je me demande si pendant les vingt ans où elle lui survécut et où elle connut moins de faste, mais plus de liberté, elle ne pleurait pas un peu une façon d’être qui ne déplaisait pas à son masochisme.
Lorsque je fus admis dans le cercle très fermé des fondateurs, c’était déjà un vieux monsieur septuagénaire mais qui portait encore beau et ses aventures amoureuses se réduisaient à une longue liaison avec Mme de la B. à qui son système pileux un peu abondant avait valu le surnom de la Barbe ; ce qui compliquait mes affaires, parce que malgré tout et malgré les foudres tant redoutées, la tante Élisabeth avait posé comme condition à ma parution dans le cercle si fameux que je ne ferais pas partie des chasses où paraissait la favorite et qui avaient lieu dans le terrain dit de la Grande Commune, qui était un écart de la propriété et à quelques minutes de Bois-Boudran. Or il arrivait que de temps à autre la chasse se passait sur ce territoire, ce qui provoquait des intermittences dans mes invitations du samedi.
Un jour cependant le dernier des potentats passa outre à sa promesse et je fus convié à la Grande Commune, chez la favorite. Le matin, toute la maison civile et militaire, maîtres d’hôtel, valets de pied, cuisiniers, marmitons enfourchaient des camionnettes et se transportaient chez la dame d’en face, qui avait sans doute exigé ma présence pour humilier la tante dont le veto en ce qui me concernait l’avait vexée. Comment Mme de la B., femme du monde très connue et acceptée dans les meilleurs cercles, acceptait-elle ce statut de maîtresse légitimée ? Par quel miracle le restant de la société parfois si cruelle fermait-il les yeux en face de ce procédé choquant ?
Parfois aussi, par un accord tacite, la tante Élisabeth disposait de Bois-Boudran le dimanche, tandis que l’époux et les chasseurs s’envolaient vers Paris. Elle en profitait pour convier un mélange disparate de savants à barbiche et à faux-cols de celluloïd, d’hommes de lettres en puissance, d’inventeurs dont l’avenir était parfois génial, d’escrocs dont on pouvait dire autant, truffé de gens à la mode mais peu sportifs, de causeurs célèbres, de voisins étonnés.
[1] Thierry de Montesquiou, père de Robert de Montesquiou, était le frère cadet de Napoléon de Montesquiou, lui-même père de Marie de Montesquiou, princesse Joseph de Caraman Chimay (les parents de la comtesse Greffulhe et les grands-parents de Jean de Chimay). Robert de Montesquiou était donc, comme on sait, le cousin germain de la mère de la comtesse Greffulhe.
[2] Gouvernante du roi de Rome.
[3] Le prince Joseph de Caraman Chimay (1808-1886), grand-père de la comtesse Greffulhe. C’est lui qui acquit l’hôtel du quai Malaquais.
[4] Valentine de Caraman Chimay (1839-1914) épousa le prince Paul de Bauffremont puis le prince Georges Bibesco, dont elle eut Georges-Valentin Bibesco, mari de Marthe Bibesco.
[5] Comtesse Jean de Montebello, née Albertine de Briey (1855-1930). Elle était la cousine germaine par alliance de la comtesse Werlé née Montebello, grand-mère maternelle de Jean de Chimay.
[6] En effet.
[7] Charles de Tinan
[8] Le prince et la princesse Alexandre de Caraman Chimay habitaient à l’époque au 31, avenue Henri Martin.
Hommage à Annette Heumann Weil
Hommage à Annette Heumann Weil
Nous avons appris avec tristesse le décès, à l'âge de 99 ans, de Mme Annette Heumann, née Weil, fille d'Adèle Weil, cousine germaine de Marcel Proust, à laquelle l'écrivain était très attaché. Mme Heumann avait été déportée avec ses parents pendant la deuxième guerre mondiale, elle fut la seule survivante. Vous trouverez des informations sur cette tragédie sur le site Internet proustien.over-blog.com. Pour rendre hommage à Mme Heumann, nous publions le texte que Véronique Aubouy lui avait consacré dans son livre "A la lecture", paru en 2014 aux éditions Bernard Grasset (cliquez ici pour le lire). La société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray présente à la famille et aux proches de Mme Heumann ses plus sincères condoléances.
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Un pastiche de Proust par Marc Lambron
Dans son édition du 19 avril, le Journal du Dimanche a publié ce pastiche de Proust, écrit par Marc Lambron, de l'Académie Française :
C'est ainsi que par les soirs d'été à Combray, alors que je me tenais étendu sur le lit de la chambre que les rayons du soleil avaient paré dans la journée d'un éclat jaunissant semblant nimber encore les objets d'un halo scintillant comme une poussière d'or, j'entendais les pas de maman gravissant l'escalier qui rendait un son étouffé où la matière ligneuse, adoucie par un tapis de sol d'une suavité mauve, craquait légèrement sous son pied familier, rassurant et comme avunculaire, même si c'était manière. Elle venait se poster à mon chevet, la masse de ses cheveux prise dans une résille en dentelle dessinant le profil que l'on voit à Venise aux princesses orientales, rubescentes et ocrées du Carpaccio, avant de saisir sur la table de chevet le recueil familier aux fermoirs vieillis des Contes du pangolin, dont elle reprenait la lecture à la page cornée la veille, qui déjà me paraissait s'éloigner dans la mémoire d'un temps proche et pourtant irrémédiablement révolu. Elle avait conçu pour les aventures de ce petit mammifère à écailles tricuspides un intérêt pareil à celui qu'éveillent les sultanes des Mille et Une Nuits, tant les péripéties de la vie du pangolin, alliant à une douceur de courtisane les apanages guerriers qui me le représentaient caparaçonné tel un éléphant carthaginois armé pour les guerriers d'Hamilcar Barca, infusaient dans mon esprit enfantin une torpeur languissante, éthérée, dormitive et comme létale, qui rendait maman libre de rejoindre au plus vite le salon durez-de-chaussée où Swann venait d'arriver.
Marc Lambron
Hommage à Annette Heumann Weil
Hommage à Annette Heumann Weil
Nous avons appris avec tristesse le décès, à l'âge de 99 ans, de Mme Annette Heumann, née Weil, fille d'Adèle Weil, cousine germaine de Marcel Proust, à laquelle l'écrivain était très attaché. Mme Heumann avait été déportée avec ses parents pendant la deuxième guerre mondiale, elle fut la seule survivante. Vous trouverez des informations sur cette tragédie sur le site Internet proustien.over-blog.com. Pour rendre hommage à Mme Heumann, nous publions le texte que Véronique Aubouy lui avait consacré dans son livre "A la lecture", paru en 2014 aux éditions Bernard Grasset (cliquez ici pour le lire). La société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray présente à la famille et aux proches de Mme Heumann ses plus sincères condoléances.
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Quizz proustien
Le site Proustonomics propose un grand quizz proustien, en 100 questions.
Testez vos connaissances sur l'oeuvre et la vie de Marcel Proust !
https://proustonomics.com/grand-quizz-marcel-proust-100-questions/
Hommage à Robert Kahn
Nous avons appris avec tristesse le décès de Robert Kahn, ancien maître de conférences à l'Université de Rouen, connu notamment pour ses traductions de Franz Kafka.
Robert Kahn était également un proustien éminent, depuis la thèse qu'il avait soutenue à l'Université Paris III sous le titre "Temps du langage, temps de l’Histoire : Marcel Proust et Walter Benjamin".
Vous trouverez sur le site de l'Université de Rouen le détail de ses différentes publications. En 1997, il avait écrit pour le Bulletin de notre société un article intitulé "De Combray à Berlin, Marcel Proust et Walter Benjamin", article disponible sur le site Gallica. Par ailleurs, en cliquant sur ce lien vous accéderez au dernier article qu'il avait rédigé pour le Bulletin d'informations proustiennes, paru en 2014 sous le titre "Un « Sonderweg » vers Proust : le cas de Hans-Robert Jauss".
La Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray présente ses sincères condoléances à la famille et aux proches de Robert Kahn.
#UneCitationDeProustParJourDeConfinement
Pendant toute la durée des deux confinements liés à l'épidémie de Covid-19, la société des amis de Marcel Proust a publié, sur Twitter, Facebook et Instagram, une citation de Proust par jour. Retrouvez ci-dessous l'intégralité de ces citations, par ordre chronologique décroissant :
#UneCitationDeProustParJourDeConfinement
14 décembre 2020
J'éprouvais un sentiment de fatigue et d'effroi à sentir que tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, moi, juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer comme je le pouvais avec lui.
(Le Temps retrouvé)
13 décembre 2020
Comme mon père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue de la plaine qu’il connût et du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit ; la moindre parcelle de chacun d’eux me semblait précieuse et manifester leur excellence particulière, tandis qu’à côté d’eux, avant qu’on fût arrivé sur le sol sacré de l’un ou de l’autre, les chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient posés comme l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du paysage de rivière, ne valaient pas plus la peine d’être regardés que par le spectateur épris d’art dramatique les petites rues qui avoisinent un théâtre.
(Du côté de chez Swann)
12 décembre 2020
Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m'avait déçu parce qu'au moment où je la percevais mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s'appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu'on ne puisse imaginer que ce qui est absent.
(Le Temps retrouvé)
11 décembre 2020
Depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l'on va pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu'un assassin a de parler de son crime.
(Du côté de chez Swann)
10 décembre 2020 - 101e anniversaire du Prix Goncourt décerné aux "Jeunes Filles en fleurs"
[Certaines] distractions possèdent le vrai secret de nous faire donner du plaisir, lequel est de n'y pas prétendre mais seulement de nous aider à passer le temps de notre ennui.
(A l’ombre des jeunes filles en fleurs)
9 décembre 2020
Tous les châteaux des terres dont elle était duchesse, princesse, vicomtesse, cette dame en fourrure bravant le mauvais temps me semblait les porter avec elle, comme les personnages sculptés au linteau d'un portail tiennent dans leur main la cathédrale qu'ils ont construite, ou la cité qu'ils ont défendue. Mais ces châteaux, ces forêts, les yeux de mon esprit seul pouvaient les voir dans la main gantée de la dame en fourrure, cousine du roi. Ceux de mon corps n'y distinguaient, les jours où le temps menaçait, qu'un parapluie dont la duchesse ne craignait pas de s'armer.
(La Prisonnière)
8 décembre 2020
C’est peut-être un effet de ma solitude de ressentir plus profondément les rares influences précieuses, chères et bienfaisantes. « Un rayon de soleil, dit Emerson du solitaire, suffit à l’enivrer ».
(Lettre à Joseph Primoli, décembre 1908)
7 décembre 2020
Nous partirions de Paris par ce train de une heure vingt-deux que je m'étais plu trop longtemps à chercher dans l'indicateur des chemins de fer où il me donnait chaque fois l'émotion, presque la bienheureuse illusion du départ, pour ne pas me figurer que je le connaissais. Comme la détermination dans notre imagination des traits d'un bonheur tient plutôt à l'identité des désirs qu'il nous inspire qu'à la précision des renseignements que nous avons sur lui, je croyais connaître celui-là dans ses détails, et je ne doutais pas que j'éprouverais dans le wagon un plaisir spécial quand la journée commencerait à fraîchir.
(A l’ombre des jeunes filles en fleurs)
6 décembre 2020
Ma santé m’a habité à me passer de presque tout et à remplacer les êtres par leurs images et la vie par la pensée.
(Lettre à Albert Sorel, mai 1905)
5 décembre 2020
Si, dans mes visites à Elstir, j'avais demandé à sa peinture de me conduire à la compréhension et à l'amour de choses meilleures qu'elle-même, un dégel véritable, une authentique place de province, de vivantes femmes sur la plage (tout au plus lui eussé-je commandé le portrait des réalités que je n'avais pas su approfondir, comme un chemin d'aubépine, non pour qu'il me conservât leur beauté mais me la découvrît), maintenant au contraire, c'était l'originalité, la séduction de ces peintures qui excitaient mon désir, et ce que je voulais surtout voir, c'était d'autres tableaux d'Elstir.
(Le Côté de Guermantes)
4 décember 2020
Certes, en ce Balbec depuis si longtemps désiré, je n'avais pas trouvé l'église persane que je rêvais, ni les brouillards éternels. Le beau train d'1 h 35 lui-même n'avait pas répondu à ce que je m'en figurais. Mais, en échange de ce que l'imagination laisse attendre et que nous nous donnons inutilement tant de peine pour essayer de découvrir, la vie nous donne quelque chose que nous étions bien loin d'imaginer.
(Albertine disparue)
3 décembre
Il y avait des années que Bergotte ne sortait plus de chez lui. D'ailleurs, il n'avait jamais aimé le monde, ou l'avait aimé un seul jour, pour le mépriser comme tout le reste et de la même façon qui était la sienne, à savoir non de mépriser parce qu'on ne peut obtenir, mais aussitôt qu'on a obtenu.
(La Prisonnière)
2 décembre
Le langage de l’amant malheureux, du partisan politique, des parents raisonnables, semble, à ceux qui le tiennent, porter avec soi une irrésistible évidence. On ne voit pas pourtant qu’il persuade ceux auxquels il s’adresse : une vérité ne s’impose pas du dehors à des esprits qu’elle doit préalablement rendre semblables à celui où elle est née.
(Lettre à Emile Henriot, 2 décembre 1920 - ce que Proust écrivait il y a 100 ans)
1er décembre
Je pensais aux images qui m'avaient décidé de retourner à Balbec. Elles étaient bien différentes de celles d'autrefois, la vision que je venais chercher était aussi éclatante que la première était brumeuse ; elles ne devaient pas moins me décevoir. Les images choisies par le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables que celles que l'imagination avait formées et la réalité détruites. Il n'y a pas de raison pour qu'en dehors de nous, un lieu réel possède plutôt les tableaux de la mémoire que ceux du rêve.
(Sodome et Gomorrhe)
30 novembre
Je consacrais souvent à imaginer la promenade d'Albertine les forces que je n'employais pas à la faire, et parlais à mon amie avec cette ardeur que gardent intacte les projets inexécutés. J'exprimais une telle envie d'aller revoir tel vitrail de la Sainte-Chapelle, un tel regret de ne pas pouvoir le faire avec elle seule, que tendrement elle me disait : « Mais, mon petit, puisque cela a l'air de vous plaire tant, faites un petit effort, venez avec nous. Nous attendrons aussi tard que vous voudrez, jusqu'à ce que vous soyez prêt. D'ailleurs, si cela vous amuse plus d'être seul avec moi, je n'ai qu'à réexpédier Andrée chez elle, elle viendra une autre fois. » Mais ces prières mêmes de sortir ajoutaient au calme qui me permettait de rester à la maison.
(La Prisonnière)
29 novembre
C’est le privilège de ceux qui vivent toujours seuls, de se faire dans leur cerveau des substituts des personnes réelles et de pouvoir aimer sans jamais voir.
(Lettre à Robert de Billy, avril 1908)
28 novembre
La persistance en moi d'une velléité ancienne de travailler, de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer à vivre, me donnait l'illusion que j'étais toujours aussi jeune ; pourtant le souvenir de tous les événements qui s'étaient succédé dans ma vie – et aussi ceux qui s'étaient succédé dans mon cœur, car, quand on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu'on a plus longtemps vécu – au cours de ces derniers mois de l'existence d'Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu'une année.
(Albertine disparue)
27 novembre
C’est un effet de l’amour que les poètes éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à des choses qui ne sont pour eux que significatives d’émotions personnelles. Or, en réalité, ce sont de simples hasards de relations ou de parenté, qui, en leur donnant l’occasion de passer ou de séjourner auprès d’eux, leur ont fait choisir pour les peindre cette route, ce jardin, ce champ, ce coude de rivière, plutôt que tels autres. Ce qui nous les fait paraître autres et plus beaux que le reste du monde, c’est qu’ils portent sur eux comme un reflet insaisissable l’impression qu’ils ont donnée au génie.
(Sur la lecture)
26 novembre
Les pays que nous désirons tiennent à chaque moment beaucoup plus de place dans notre vie véritable que le pays où nous nous trouvons effectivement. Sans doute si alors j'avais fait moi-même plus attention à ce qu'il y avait dans ma pensée quand je prononçais les mots « aller à Florence, à Parme, à Pise, à Venise », je me serais rendu compte que ce que je voyais n'était nullement une ville, mais quelque chose d'aussi différent de tout ce que je connaissais, d'aussi délicieux, que pourrait être pour une humanité dont la vie se serait toujours écoulée dans des fins d'après-midi d'hiver, cette merveille inconnue : une matinée de printemps.
(Du côté de chez Swann)
25 novembre
Depuis tant d’années je suis sevré de toute humanité qu’il faut me faire aux privations. « Vous avez construit autour de vous une vraie forteresse et ne m’abaissez jamais le pont levis », m’écrivait l’autre jour le duc de Luynes.
(Lettre à Emile Henriot, avril 1922)
24 novembre
Je vous envie Nonelef [Bertrand de Fénelon] et vous. J’envie chacun de vous de voir l’autre, tandis que je vais changer de côté dans mon lit, pour toutes distractions. Mais que de lieues je fais dans mon esprit et dans mon cœur pendant ce repos apparent !
(Lettre à Antoine Bibesco, juin 1902)
23 novembre
Je venais de renaître, l'existence était intacte devant moi, car dans la matinée, après une série de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s'était levé que vers midi. Or, un changement de temps suffit à recréer le monde et nous-mêmes, […] en adaptant au mode nouveau des choses nos désirs harmonisés. La brume, dès le réveil, avait fait de moi, au lieu de l'être centrifuge qu'on est par les beaux jours, un homme replié, désireux du coin du feu et du lit partagé, Adam frileux en quête d'une Ève sédentaire, dans ce monde différent.
(Le Côté de Guermantes)
22 novembre
La pratique de la solitude lui en avait donné l'amour comme il arrive pour toute grande chose que nous avons crainte d'abord, parce que nous la savions incompatible avec de plus petites auxquelles nous tenions et dont elle nous prive moins qu'elle ne nous détache. Avant de la connaître, toute notre préoccupation est de savoir dans quelle mesure nous pourrons la concilier avec certains plaisirs qui cessent d'en être dès que nous l'avons connue.
(A l’ombre des jeunes filles en fleurs)
21 novembre
Pensez que je vis dans une telle souffrance que je ne peux plus recevoir une visite malgré la fidélité que des amies que je n’ai pas revues depuis vingt ans m’ont gardée, que je n’écris jamais de lettres (vous êtes une des rares exceptions), et au risque de voir se changer la louange de la veille en éreintement du lendemain, ne réponds à aucun journaliste, n’ai pas la force les trois quarts du temps de me soulever pour signer un papier d’affaires ou un chèque, et comparez avec votre belle, et brillante santé et tout ce que j’en ferais, si j’étais bien portant comme vous.
(Lettre à Sydney Schiff, octobre 1921)
20 novembre
Quand j’étais fatigué de ma lecture, quelque temps qu’il fît, je sortais ; mon corps resté immobile pendant les heures de lecture où le mouvement de mes idées l’agitait sur place en quelque sorte, était comme une toupie qui soudain lâchée a besoin de dépenser dans tous les sens la vitesse accumulée.
(Du côté de chez Swann, esquisse)
19 novembre
Sans doute [pour écrire mon livre] devrais-je vivre encore plus solitaire et tous ces gens, qui se plaignent de ne m’avoir pas vu depuis si longtemps, ne serait-ce pas eux qui auraient tort, puisque c’était pour m’occuper d’eux plus à fond que je ne les recevrais plus ? Je leur parlerais plus d’eux-mêmes en écrivant qu’en étant avec eux.
(Le Temps retrouvé, esquisse)
18 novembre - 98e anniversaire de la mort de Marcel Proust
Nous désirons passionnément qu'il y ait une autre vie où nous serions pareils à ce que nous sommes ici-bas. Mais nous ne réfléchissons pas que, même sans attendre cette autre vie, dans celle-ci, au bout de quelques années nous sommes infidèles à ce que nous avons été, à ce que nous voulions rester immortellement. Même sans supposer que la mort nous modifiât plus que ces changements qui se produisent au cours de la vie, si dans cette autre vie nous rencontrions le moi que nous avons été, nous nous détournerions de nous comme de ces personnes avec qui on a été lié mais qu'on n'a pas vues depuis longtemps.
(Sodome et Gomorrhe)
17 novembre
Je songeais à la prescription de M. de Gurcy de ne plus aller dans le monde, de ne plus perdre mon temps aux conversations inférieures qu’on y tient, de me réaliser en moi dans la solitude. Ce conseil se rapportait si bien à ce que ma conscience me disait chaque jour quand je rentrais de soirée, ayant perdu sans plaisir des heures où j’aurais été si heureux en lisant, en pensant, en travaillant, que je le remplissais d’un sens qu’il n’y mettait même peut-être pas et qu’il prenait par là plus de force encore pour moi.
(Sodome et Gomorrhe, esquisse)
16 novembre
A défaut de la vie extérieure, des incidents aussi sont amenés par la vie intérieure ; à défaut des promenades d'Albertine, les hasards rencontrés dans les réflexions que je faisais seul me fournissaient parfois de ces petits fragments de réel qui attirent à eux, à la façon d'un aimant, un peu d'inconnu qui, dès lors, devient douloureux. On a beau vivre sous l'équivalent d'une cloche pneumatique, les associations d'idées, les souvenirs continuent à jouer.
(La Prisonnière)
15 novembre
Oui, le voyage est décevant pour tous ceux qui mériteraient par la force de leur désir d’en connaître la joie, parce que la vue de la réalité ne peut nous donner ce qu’a convoité l’imagination.
(Du côté de chez Swann, esquisse)
14 novembre
Sans en être, hélas! beaucoup plus avancé, j’aime à imaginer près [de moi] les gens que j’aimerais voir, que je ne vois jamais et à qui je pense si souvent.
(Lettre à Mme Scheikévitch, octobre 1916)
13 novembre
Il arrive souvent que le plaisir qu'ont tous les hommes à revoir les souvenirs que leur mémoire a collectionnés est plus vif chez ceux que la tyrannie du mal physique et l'espoir quotidien de sa guérison privent, d'une part, d'aller chercher dans la nature des tableaux qui ressemblent à ces souvenirs et, d'autre part, laissent assez confiants qu'ils le pourront bientôt faire, pour rester vis-à-vis d'eux en état de désir, d'appétit et ne pas les considérer seulement comme des souvenirs, comme des tableaux.
(La Prisonnière)
12 novembre
De la pure solitude, l’esprit paresseux ne pourrait rien tirer, puisqu’il est incapable de mettre de lui-même en branle son activité créatrice. Mais la conversation la plus élevée, les conseils les plus pressants ne lui serviraient non plus à rien, puisque cette activité originale ils ne peuvent la produire directement. Ce qu’il faut donc, c’est une intervention qui, tout en venant d’un autre, se produise au fond de nous-mêmes, c’est bien l’impulsion d’un autre esprit, mais reçue au sein de la solitude. Or c’est précisément là la définition de la lecture.
(Sur la lecture)
11 novembre
Je pleure la mort de tout le monde, même des gens que je n’ai jamais vus. C’est un sens que nous a ajouté la guerre, par l’exercice effroyable de l’angoisse quotidienne, celui qui fait souffrir pour des inconnus.
(Lettre à Mme Soutzo, octobre 1917)
10 novembre
Les divers endroits de la terre sont des êtres aussi, dont la personnalité est si forte que quelques-uns meurent d’en être séparés, si particulière en tous cas que beaucoup recherchent tous les ans l’agrément de leur société et gardent dans l’absence le souvenir de leur charme.
(Jean Santeuil)
9 novembre
Dans une circonstance où quelqu'un qui m'était indifférent, pour qui j'avais toujours feint de l'affection ou du respect, ne risquait qu'un désagrément tandis que je courais un danger, je n'aurais pas pu faire autrement que de le plaindre de son ennui comme d'une chose considérable et de traiter mon danger comme un rien, parce qu'il me semblait que c'était avec ces proportions que les choses devaient lui apparaître.
(A l'ombre des jeunes filles en fleurs)
8 novembre
Dans l'appréciation du temps écoulé, il n'y a que le premier pas qui coûte. On éprouve d'abord beaucoup de peine à se figurer que tant de temps ait passé et ensuite qu'il n'en ait pas passé davantage.
(Le Temps retrouvé)
7 novembre
Ma tante avait comme toute créature ses heures d’exception, ses heures d’aspiration à quelque changement inouï, ces heures où nous voulons du nouveau au prix de n’importe quoi, et où n’étant pas capables de tirer de nous-mêmes le principe de ce changement, soit manque d’imagination, soit manque de volonté, nous souhaiterions qu’il nous fût imposé par la force, même hostile, des circonstances. Nous voudrions que la minute qui va venir nous apportât l’émotion d’un événement fût-il malheureux, et la destinée nous comblerait si, répondant par là à notre désir d’une péripétie dramatique au centre d’une existence monotone, il changeait en quelque sorte malgré nous le cadre de cette destinée.
(Du Côté de chez Swann, esquisse)
6 novembre
Ayant vécu dès l’âge de quinze ans au milieu des Mmes de Guermantes, j’ai la force de braver aux yeux de ceux qui l’ignorent l’opinion que je suis snob, non par le dehors et ironiquement comme ferait un romancier snob, mais par le dedans en m’efforçant de me faire l’âme de quelqu’un qui aimerait connaître une duchesse de Guermantes.
Lettre à Jacques Boulenger, 6 novembre 1920
5 novembre
Les signes inverses à l'aide desquels nous exprimons nos sentiments par leur contraire sont d'une lecture si claire qu'on se demande comment il y a encore des gens qui disent par exemple : « J'ai tant d'invitations que je ne sais où donner de la tête » pour dissimuler qu'ils ne sont pas invités.
(Sodome et Gomorrhe)
4 novembre
Je comprenais maintenant ce que c'était la vieillesse – la vieillesse qui de toutes les réalités est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu'au jour où nous apercevons une silhouette inconnue qui nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde ; jusqu'au jour où le petit-fils d'une de nos amies, jeune homme qu'instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père.
(Le Temps retrouvé)
3 novembre
Une Américaine qui m’assure qu’elle est très belle et a vingt-sept ans m’écrit que depuis trois ans elle ne fait que lire jour et nuit mes livres. Et je ne le répéterais pas (car je ne redis jamais ces sortes de choses), sans la conclusion qui, si elle ne la rabaisse pas, m’humilie : « Et après trois ans de lecture ininterrompue, ma conclusion est celle-ci : je n’y comprends rien, mais absolument rien. Cher Marcel Proust, ne faites pas le poseur, descendez pour une fois de votre empyrée. Dites-moi en deux lignes ce que vous avez voulu dire ». Comme en deux mille elle ne l’a pas compris, ou que je n’ai pas su l’exprimer, j’ai jugé inutile de lui répondre. Et elle me trouvera poseur.
(Lettre à Walter Berry, décembre 1921)
2 novembre
Sans doute j’avais été depuis longtemps, par la puissance qu’exerçait mon imagination, préparé à croire vrai ce que je craignais au lieu de ce que j’aurais souhaité.
(Sodome et Gomorrhe)
1er novembre
Les premiers matins du mois de novembre, à Paris, dans les maisons, la proximité et la privation du spectacle de l'automne qui s'achève si vite sans qu'on y assiste donnent une nostalgie, une véritable fièvre des feuilles mortes qui peut aller jusqu'à empêcher de dormir.
(Du côté de chez Swann)
31 octobre
Si, au moins, j'avais pu commencer à écrire ! Mais, quelles que fussent les conditions dans lesquelles j'abordasse ce projet (de même, hélas ! que celui de ne plus prendre d'alcool, de me coucher de bonne heure, de dormir, de me bien porter), que ce fût avec emportement, avec méthode, avec plaisir, en me privant d'une promenade, en l'ajournant et en la réservant comme récompense, en profitant d'une heure de bonne santé, en utilisant l'inaction forcée d'un jour de maladie, ce qui finissait toujours par sortir de mes efforts, c'était une page blanche, vierge de toute écriture, inéluctable comme cette carte forcée que dans certains tours on finit fatalement par tirer, de quelque façon qu'on eût préalablement brouillé le jeu.
(Le Côté de Guermantes)
30 octobre
On ne profite d'aucune leçon parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de précédents dans le passé.
(Le côté de Guermantes)
10 mai
Un écrivain que nous adorons devient pour nous comme une sorte d’oracle que nous aimerions à consulter sur toute chose.
(Jean Santeuil)
[dernier jour, conclusion de la série]
9 mai
D’autres que moi, et je m’en réjouis, ont la jouissance de l’univers. Je n’ai plus ni le mouvement, ni la parole, ni la pensée, ni le simple bien être de ne plus souffrir. Aussi, expulsé pour ainsi dire de moi-même, je me réfugie dans les tomes que je palpe à défaut de les lire et j’ai à leur égard les précautions de la guêpe fouisseuse. Recroquevillé comme elle et privé de tout, je ne m’occupe plus que leur fournir à travers le monde des esprits l’expansion qui m’est refusée.
(Lettre à Gaston Gallimard, octobre 1922)
8 mai
Chacun annonce que la guerre a transformé les esprits, mais l’annonce dans un style qui montre trop qu’elle n’a rien transformé du tout, où les mêmes sottises, les mêmes banalités reviennent, soit pires encore, soit semblant telles par leur confrontation aux grandes choses qu’elles s’imaginent exprimer.
(Lettre à Daniel Halévy, 16 novembre 1914)
7 mai
Viollet-le-Duc disait que l’hôpital de Beaune était si beau qu’il donnait envie de tomber malade. On voit bien qu’il ne savait pas ce que c’est que de l’être.
(Lettre à Marie Nordlinger, octobre 1903)
6 mai
Je sentais bien que la déception du voyage, la déception de l'amour n'étaient pas des déceptions différentes, mais l'aspect varié que prend, selon le fait auquel il s'applique, l'impuissance que nous avons à nous réaliser dans la jouissance matérielle, dans l'action effective.
(Le Temps retrouvé)
5 mai
Si mes parents m'avaient permis, quand je lisais un livre, d'aller visiter la région qu'il décrivait, j'aurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d'être toujours entouré de son âme, ce n'est pas comme d'une prison immobile ; plutôt, on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à l'extérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi cette sonorité identique, qui n'est pas écho du dehors mais retentissement d'une vibration interne.
(Du côté de chez Swann)
4 mai
J’étais de ceux qui ne trouvent du plaisir que dans l’imagination, et dans ce qu’elle leur représente comme la réalité, ont besoin pour se plaire à quelque chose de le rattacher à quelque réalité esthétique. La lecture de nouvelles purement mondaines de Balzac comme Les Secrets de la princesse de Cadignan donnait du charme pour moi à la vie mondaine de la Restauration qui sans cela n’en aurait eu aucun, le lecture du Rouge et le Noir ou de La Chartreuse de Parme au Paris de 1830 ou au Milan de 1815 qui d’eux-mêmes sans cela eussent pu être ce qui m’intéresse le moins, la peinture par Stendhal d’une vie où on ne se plait qu’aux ballets me faisait prendre plaisir à des spectacles que je n’eusse pas aimés seuls.
(A l’ombre des jeunes filles en fleurs, esquisse)
3 mai
Ma vie solitaire m’a permis de recréer par la pensée ceux que j’aimais et j’ai toujours près de moi un cher Antoine comme aux jours où il a été si bon pour moi. Mais toi, depuis si longtemps te souviens-tu encore de moi ?
(Lettre à Antoine Bibesco, novembre 1909)
2 mai
Depuis que je suis à Cabourg, je peux me lever et sortir tous les jours, ce qui ne m’était pas arrivé depuis six ans. Et j’ai si peur que l’enchantement ne cesse si je me déplace que je retarde chaque jour le départ pour la Bretagne, pensant que maman n’aurait pas voulu me voir bouger d’un endroit où je vis, relativement, d’une façon supportable. Mais aussi cela me fait un chagrin que maman ne m’ait pas vu ainsi. Cela me fend le cœur de me réveiller ayant un peu dormi et qu’elle ne le sache pas, de rentrer d’une promenade sans avoir les crises jusque là inévitables qui la désolaient. Cette souffrance morale n’est pas la seule qui rend mon séjour cruel. J’étais plus heureux calme dans mon lit, que fiévreux de caféine sur les routes, ne voyant rien, ne pouvant aimer ce que je vois de plus beau.
(Lettre à Mme de Caraman-Chimay, août 1907)
1er mai
L'existence n'a guère d'intérêt que dans les journées où la poussière des réalités est mêlée de sable magique.
(A l’ombre des jeunes filles en fleurs)
30 avril
Je n’aime pas être l’ami qui occupe ceux qui sont malades de ses propres manifestations, exige « des nouvelles », embête tout le monde et fait passer « son inquiétude » avant vos maux.
(Lettre à Robert de Billy, mai 1909)
29 avril
Les liens entre un être et nous n'existent que dans notre pensée. La mémoire en s'affaiblissant les relâche, et, malgré l'illusion dont nous voudrions être dupes et dont, par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L'homme est l'être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu'en soi, et, en disant le contraire, ment.
(Albertine disparue)
28 avril
Dans les vies agrestes, solitaires, la rencontre d'un être humain qu'on n'a pas vu depuis longtemps, ou la présentation à quelqu'un qu'on ne connaît pas, cesse d'être cette chose fastidieuse qu'elle est dans la vie de Paris, et interrompt délicieusement l'espace vide des vies trop isolées, où l'heure même du courrier devient agréable.
(Sodome et Gomorrhe)
27 avril
Les coups terribles de souffrance que me donne la nature chaque fois que j’enfreins les règles de vie restreinte et presque végétative qu’elle me prescrit sont si cruels et si prolongés que cela rend plus facile l’observance d’une règle même austère et fait trouver une douceur négative dans le repos forcé.
(Lettre à Jacques-Emile Blanche, octobre 1918)
26 avril
Nous nous représentons l'avenir comme un reflet du présent projeté dans un espace vide, tandis qu'il est le résultat souvent tout prochain de causes qui nous échappent pour la plupart.
(La Prisonnière)
25 avril
Ma tante devait parfaitement savoir qu’elle ne reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison même qui selon nous aurait dû la lui rendre plus douloureuse : c’est que cette réclusion lui était imposée par la diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.
(Du côté de chez Swann)
24 avril
J’échange bien volontiers avec vous adresse et numéro de téléphone (102 boulevard Haussmann - 292 05). Mais hélas, ce sont des clefs qui ne vont plus aux serrures que je vous donne là et elles ne vous aideront pas à me voir. Depuis plusieurs années je ne vois plus personne, excepté à Cabourg où l’air m’aide à me lever un peu. A Paris, je me lève à peine une fois tous les quinze jours et ne vois qui que ce soit.
(Lettre à Paul Soufflot, septembre 1909)
23 avril
Il semble que nous puissions à notre choix livrer notre vie à l’une ou l’autre de deux forces, à l’un ou l’autre de deux courants, l’un qui vient de nous-mêmes, de nos impressions profondes, l’autre qui nous vient du dehors. Le premier porte naturellement avec lui le plaisir (d’où la joie des créateurs, cette joie que j’avais eue sur la route de Guermantes en cherchant à comprendre l’impression éveillée en moi par les deux clochers). Le second n’est pas accompagné de plaisir ; nous y en ajoutons à la réflexion, mais qui est factice, d’où chez les mondains un incurable ennui.
(Le Côté de Guermantes, esquisse)
22 avril
Comment saurais-je que, tandis que toute ma vie passée à entretenir tant d’amitiés et de plaisirs, qui me semble offrir perpétuellement tant d’idées justes, de remarques générales, de faits permanents, ne m’inciterait qu’à écrire des pages banales, comment saurais-je que sur le sable de telle plage de Belgique, vue une seule fois pendant une heure, gît une vérité précieuse, si un bon vent ne m’y conduisait, par les seules voies qui y mènent, celles de l’imagination ?
(Jean Santeuil)
21 avril
Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien dire que répéter indéfiniment le vide d'une minute, tandis que la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. Nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut ajouter des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre sève le nœud suivant de leur tige, l'étage supérieur de leur frondaison.
(A l’ombre des jeunes filles en fleurs)
20 avril
Balzac qui passe pour un grand peintre de la société la peignit de sa chambre, mais la génération suivante, éprise de ses livres, se peupla brusquement de Rastignac, de Rubempré qu’il avait inventé, mais qui existèrent.
(Lettre à Lionel Hauser, 20 avril 1920)
19 avril
Depuis des années, je ne lis que des guides Joanne, des géographies, des annuaires de château, tout ce qui me permet de combiner des voyages, de rechercher des villes et… de ne pas partir.
(Lettre à Madame de Caraman-Chimay, juillet 1907)
18 avril
Les événements transforment moins les pensées qu’on ne le croit, surtout les événements collectifs auxquels la pensée participe plutôt par imitation, par contagion de sentiments peu approfondis, peu personnels.
(Le Temps retrouvé, esquisse)
17 avril
On aime toujours un peu à sortir de soi, à voyager, quand on lit.
(Sur la lecture)
16 avril
Ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme du songe.
(Du côté de chez Swann)
15 avril
Le fou qui croirait que les meubles vivent et causerait avec eux agit de même qu’un travailleur qui s’interrompt d’un chef-d’œuvre pour recevoir par politesse quelqu’un et ne répond pas comme Néhémie sur son échelle « non possum descendere, magnum opus facio », ce qui devrait être la devise de tout artiste à qui il est aussi absurde de reprocher de s’enfermer dans sa tour d’ivoire qu’aux abeilles dans leur ruche de cire ou aux chenilles dans leur cocon.
(Le Temps retrouvé, esquisse)
14 avril
Chez le solitaire la claustration même absolue et durant jusqu'à la fin de la vie a souvent pour principe un amour déréglé de la foule qui l'emporte tellement sur tout autre sentiment que, ne pouvant obtenir, quand il sort, l'admiration de la concierge, des passants, du cocher arrêté, il préfère n'être jamais vu d'eux, et pour cela renoncer à toute activité qui rendrait nécessaire de sortir.
(A l’ombre des jeunes filles en fleurs)
13 avril
La pensée est une espèce de télescope qui nous permet de voir des spectacles éloignés et immenses.
(Jean Santeuil)
12 avril
Il attendait les mauvaises nouvelles comme des oeufs de Pâques, espérant que cela irait assez mal pour épouvanter Françoise, pas assez pour qu'il pût matériellement en souffrir.
(Le Temps retrouvé)
11 avril
Je suis cet étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vit les volets clos, ne sait rien du monde, reste immobile comme un hibou et comme celui-ci, ne voit un peu clair que dans les ténèbres
(Sodome et Gomorrhe)
10 avril
Quand on a de l’imagination comme vous, on possède tous les paysages qu’on a aimés, et c’est l’inaliénable trésor du cœur.
(Lettre à Mme Williams, 1909)
9 avril
Avoir un corps, c'est la grande menace pour l'esprit, la vie humaine et pensante, dont il faut sans doute moins dire qu'elle est un miraculeux perfectionnement de la vie animale et physique, mais plutôt qu'elle est une imperfection, encore aussi rudimentaire qu'est l'existence commune des protozoaires en polypiers, que le corps de la baleine, etc., dans l'organisation de la vie spirituelle. Le corps enferme l'esprit dans une forteresse.
(Le Temps retrouvé)
8 avril
Depuis la mort de son mari, ma tante n’avait plus voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait » plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion. […] Son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale de Combray, qu’elle commentait ensuite avec Françoise.
(Du côté de chez Swann)
7 avril
Depuis que j'en avais vu dans des aquarelles d'Elstir, je cherchais à retrouver dans la réalité, j'aimais comme quelque chose de poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d'une serviette défaite où le soleil intercale un morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi le noble évasement de ses formes et au fond de son vitrage translucide et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre mais scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation des liquides par l'éclairage, l'altération des prunes qui passent du vert au bleu et du bleu à l'or dans le compotier déjà à demi dépouillé, la promenade des chaises vieillottes qui deux fois par jour viennent s'installer autour de la nappe, dressée sur la table ainsi que sur un autel où sont célébrées les fêtes de la gourmandise et sur laquelle au fond des huîtres quelques gouttes d'eau lustrale restent comme dans de petits bénitiers de pierre ; j'essayais de trouver la beauté là où je ne m'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des « natures mortes ».
(A l’ombre des jeunes filles en fleurs)
6 avril
Peut-être la grande sobriété de ma vie sans voyages, sans promenades, sans société, sans lumière, est-elle une circonstance contingente qui entretient chez moi la pérennité du désir.
(Lettre à Marthe Bibesco, avril 1912)
5 avril
Nous sommes des êtres qui n’allons vers le dehors qu’en partant du dedans de nous-mêmes et qui, quand nous allons vers le dehors, restons tout de même en nous. De là viennent nos désirs et nos déceptions. Nous habitons toujours dans notre pensée et nous ne voyons le dehors que du dedans, comme un homme qui ne pourrait voir la nature que de son salon, les fenêtres ouvertes.
(Du côté de chez Swann, esquisse)
4 avril
Moins regrettable me semblait l'état maladif qui allait me confiner dans une maison de santé, si les belles choses dont parlent les livres n'étaient pas plus belles que ce que j'avais vu.
(Le Temps retrouvé)
3 avril
Il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore que la vivre ce soit encore la rêver. Les pièces de Shakespeare sont plus belles, vues dans la chambre de travail, que représentées au théâtre. Les poètes qui ont créé les impérissables amoureuses n’ont souvent connu que de médiocres servantes d’auberges, tandis que les voluptueux les plus enviés ne savent point concevoir la vie qu’ils mènent, ou plutôt, qui les mène.
(Les Plaisirs et les Jours)
2 avril
"L’imagination tend tellement à l’expérience, elle a un tel besoin de connaître - comme chose réalisée, existante, tombant sous les sens, contiguë aux autres réalités - ce qu’elle a rêvé, qu’à défaut du voyage, elle veut lire des guides, des livres d’histoire, de géographie, qui fassent rentrer dans la réalité l’objet de ses rêves ou de son souvenir."
(Du côté de chez Swann, esquisse)
1er avril
"On a vu des observateurs du plus grand mérite s'élever contre la doctrine de la contagion et les conséquences pratiques que l'on prétendait en tirer. La suppression des quarantaines, l'abolition de toutes les entraves qui peuvent gêner le commerce, et la libre circulation des voyageurs et des marchandises : tels sont les résultats les plus immédiats de cette opinion nouvelle. On comprend dès lors la faveur dont elle a naturellement joui chez les peuples mercantiles ; et l'on n'a guère été surpris, dans la conférence sanitaire de Constantinople, de voir le représentant de l'Angleterre s'élever au nom de l'humanité contre des mesures destinées à restreindre la liberté des échanges
et gêner les transactions commerciales."
(Essai sur l'hygiène internationale) (d'Adrien Proust, petite facétie pour le 1er avril)
31 mars
« Ah ! Combray, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre ! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journée sous tes aubépines et nos pauvres lilas en écoutant les pinsons et la Vivonne qui fait comme le murmure de quelqu'un qui chuchoterait ! »
(Le Côté de Guermantes)
30 mars
"J’ai pensé à vous et formé, avec la vaine indiscrétion des amis et des philosophes, des vœux inutiles ; par exemple, que quelque événement vous isole et vous sèvre des plaisirs de l’esprit, laisse le temps en vous de renaître après un jeûne suffisant une faim véritable de ces beaux livres, de ces beaux tableaux, de ces beaux pays, que vous feuilletez aujourd’hui avec le manque d’appétit de quelqu’un qui a fait des visites de jour de l’an toute la journée où il n’a cessé de manger des marrons glacés."
(Lettre à Jean Cocteau, décembre 1910)
29 mars
"Il y a des moments où la pensée des Rembrandt, le désir de Rembrandt nous envahit. Nous avons faim de cette obscurité, nous voudrions voir cette lueur, nous nous représentons ces chairs dorées. Ceci ne nous arrive-t-il pas aussi pour les lieux ? Aujourd’hui, je voudrais voir toute une forêt : ces arbres jaunis que je désire, que je sens, je voudrais me promener sous eux, et que les choses viennent assouvir la faim de mon esprit."
(Jean Santeuil)
28 mars
"Mon cher Reynaldo, quel bonheur ce sera de se revoir quand ces jours affreux seront finis et si nous n’avons pas trop d’amis à pleurer. D’ailleurs, je pleure aussi bien les inconnus."
(Lettre à Reynaldo Hahn, 30 août 1914)
27 mars
"Comme il arrive chaque fois que les propos entendus, au sujet de quelqu'un que nous ne connaissons pas, ont eu la vertu d'éveiller en nous l'idée d'un grand talent, d'une sorte de génie, au fond de mon esprit je faisais bénéficier le docteur Du Boulbon de cette confiance sans limites que nous inspire celui qui d'un œil plus profond qu'un autre perçoit la vérité."
(Le Côté de Guermantes)
26 mars
"La vue de certains tableaux de Chardin nous apprend ce qu’il y avait de réel et de beau dans une humble salle à manger. Du jour où nous l’avons vue au Louvre et où nous avons dégagé sa signification première, en vertu de cette fécondité incalculable des œuvres d’art, une telle peinture essaime chez nous, et innombrables sont les Chardin que nous présente tous les jours notre modeste salle à manger, où nous ne nous lassons pas de voir un commencement de rayon de soleil faire passer par des tons intermédiaires entre le terne et le brillant les plis de la nappe et le relief du couteau qui l’épouse."
(A l’ombre des jeunes filles en fleurs, esquisse)
25 mars
"Les seules belles choses qu’un poète puisse trouver, c’est en lui. Donnez-lui un moment d’inspiration, c’est-à-dire faites qu’il entre en communication avec lui-même, et vous lui donnerez le bonheur. Mais donnez-lui des richesses, des honneurs, des plaisirs, vous ne lui donnerez rien, car vous le ferez d’autant plus sortir de lui."
(Jean Santeuil)
24 mars
"Elstir, obligé de rester enfermé dans son atelier, certains jours de printemps où savoir que les bois étaient pleins de violettes lui donnait une fringale d'en regarder, envoyait sa concierge lui en acheter un bouquet ; alors attendri, halluciné, ce n'est pas la table sur laquelle il avait posé le petit modèle végétal, mais tout le tapis des sous-bois où il avait vu autrefois, par milliers, les tiges serpentines, fléchissant sous leur bec bleu, qu'Elstir croyait avoir sous les yeux comme une zone imaginaire qu'enclavait dans son atelier la limpide odeur de la fleur évocatrice."
(La Prisonnière)
23 mars
"Pourquoi voyagez-vous si souvent ? Les carrosses de voiture vous emmènent bien lentement où votre rêve vous conduirait si vite. Pour être au bord de la mer, vous n’avez qu’à fermer les yeux. Laissez ceux qui n’ont que les yeux du corps déplacer toute leur suite et s’installer avec elle à Pouzzoles ou à Naples. Vous voulez, dites-vous, y terminer un livre ? Où travaillerez-vous mieux qu’à la ville ? Entre ses murs, vous pourrez faire passer les plus vastes décors qu’il vous plaira."
(Les Plaisirs et les Jours)
22 mars
"Le soldat est persuadé qu'un certain délai indéfiniment prolongeable lui sera accordé avant qu'il soit tué, le voleur, avant qu'il soit pris, les hommes en général avant qu'ils aient à mourir. C'est là l'amulette qui préserve les individus – et parfois les peuples – non du danger mais de la peur du danger, en réalité de la croyance au danger, ce qui dans certains cas permet de les braver sans qu'il soit besoin d'être brave."
(A l’ombre des jeunes filles en fleurs)
21 mars
"Je peux de mon lit être visité par le ruisseau et les oiseaux de la Symphonie pastorale dont le pauvre Beethoven ne jouissait pas plus directement que moi puisqu’il était sourd. Il se consolait en tâchant de reproduire le chant des oiseaux qu’il n’entendait plus. A la distance du génie à l’absence de talent, ce sont aussi des symphonies pastorales que je fais à ma manière, en peignant ce que je ne peux plus voir !"
(Lettre à Mme Straus, mars 1913)
20 mars
"Là où la vie emmure, l'intelligence perce une issue"
(Le Temps retrouvé)
19 mars
"Quand j'étais enfant,le sort d'aucun personnage de l'histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours, je dus rester dans "l'arche". Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré qu'elle fût close et qu'il fît nuit sur la terre."
(Les Plaisirs et les Jours, préface)
18 mars
"Les jours où on se trouve en dehors du train courant de la vie, les choses même les plus simples recommencent à nous donner des sensations dont l'habitude fait faire l'économie à notre système nerveux"
(Le Temps retrouvé)