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          la société française de Dieppe, faisant en sorte que leurs trajectoires se         premiers poèmes en prose, « Sous-Bois ». Il parut l’année suivante, lors de
          croisent. Comme pour souligner la qualité exceptionnelle de l’été 1895 à           la publication de Les Plaisirs et les Jours chez Calmann-Lévy en 1896, orné
                                                                                                                                                       5
          Dieppe, Blanche a signé ses portraits d’Aubrey Beardsley comme d’Ar-               d’une branche de marronnier dessinée par Madeleine Lemaire . Proust a
          thur Symons en précisant le lieu et la date de leur exécution. Le cercle           fait une faute d’orthographe en signant « Petit-Abbeville (Dieppe), août
          d’artistes anglais a profité de la liberté offerte par la station balnéaire fin-   1895 » car il confond le village de Petit-Appeville, à quelques kilomètres
          de-siècle, endroit de l’entre-deux dont la plage proposait un espace de            au sud-ouest de Dieppe, avec la ville de la Picardie dont Ruskin étudie
          rencontre en dehors et au-delà des conventions.                                    l’architecture. Le texte d’un peu plus d’une page reflète la sensibilité du
          L’effervescence culturelle qui régnait à Dieppe pendant l’été 1895 était           jeune écrivain inspiré par les lieux qui l’entourent :
          contagieuse. C’est au cours des semaines passées chez Madeleine Lemaire                     Par ces après-midi brûlants où la lumière, par son excès même,
          que Proust, âgé alors de vingt-quatre ans, composa l’un de ses                              échappe à notre regard, descendons dans un de ces « fonds »
                                                                                                      normands d’où montent  avec  souplesse  des  hêtres  élevés  et
                                                                                                      épais dont les feuillages écartent comme une berge mince mais
                                                                                                      résistante cet océan de lumière, et n’en retiennent que quelques
                                                                                                      gouttes  qui  tintent  mélodieusement  dans le  noir  silence  du
                                                                                                      sous-bois. Notre esprit n’a pas, comme au bord de la mer, dans
                                                                                                      les plaines, sur les montagnes, la joie de s’étendre sur le monde,
                                                                                                      mais le bonheur d’en être séparé ; et, borné de toutes parts par
                                                                                                      les troncs indéracinables, il s’élance en hauteur à la façon des
                                                                                                      arbres .
                                                                                                            6
                                                                                             Dieppe n’est mentionné qu’une seule fois dans la Recherche, lorsqu’il est
                                                                                             question d’une tempête dans la Manche . Cependant, dans Jean Santeuil,
                                                                                                                                   7
                                                                                             la ville de la côte où le jeune héros séjourne avec ses parents, a gardé son
                                                                                             association avec l’écriture. Jean trahit son penchant pour la poésie en
                                                                                             composant un tableau nocturne de « la mer qui était de la couleur bleu
                                                                                             gris d’un maquereau, si dure que les barques semblaient la couper et que
                                                                                             çà et là elle paraissait plutôt un grand banc de sable » (JS, p. 211). La mère
                                                                                             de Jean remarque que leur fils a du goût pour la poésie, le père espère au
                                                                                             contraire qu’il ne deviendra pas écrivain, allant jusqu’à dire « Autant vau-

                                                                                             5  Le dessin à la plume de Madeleine Lemaire fait partie des nouvelles acquisitions de la Société
                                                                                             des amis de Marcel Proust. Voir la présentation qu’en fait Anne Imbert dans Madeleine Lemaire,
                                                                                             la première illustratrice de Proust, Brochure SAMP, mai 2020.
                                                                                             6  Marcel Proust, « Sous-Bois », dans Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les jours, éds Pierre
                                                                                             Clarac et Yves Sandre (Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971), p. 141-142, ici p. 141.
                                                                                             Les références à Jean Santeuil qui suivent renvoient à cette édition, identifiée par l’abréviation JS.
                                                                                             7  « Un amour de Swann » dans Du côté de chez Swann. À la recherche du temps perdu, dir. Jean-Yves
                                                                                             Tadié (Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987), vol. 1, p. 354.

                                                                                             page ci-contre : Aubrey Vincent Beardsley, Jacques-Émile Blanche, 1895.
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