Page 40 - BRO_Adrien Proust
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Cette terre, propice aux moissons, Messieurs, n’est pas non plus rebelle au génie.
Vous n’avez point besoin d’aller bien loin d’Illiers pour apercevoir, dominant
dans le ciel, nuageux et pur, les champs infinis de la Beauce, les deux clochers de
la cathédrale de Chartres, qui est un des plus grands chefs-d’œuvre de l’art humain,
de la pensée humaine, de l’émotion humaine, que tout ce que la civilisation grecque
avait produit de plus parfait en architecture et en sculpture.
Et non loin de ces lieux, à jamais consacrés par le génie de l’art, le génie scientifique,
qui est comme l’autre phare de notre pays et qui éclaire au loin le monde et lui
montre la voie, a fait une des plus belles découvertes. C’est sur ces champs mêmes de
la Beauce que Pasteur fit une découverte, dont la vérité plus grande en quelque sorte
que l’objet auquel elle s’applique s’étendit immédiatement des animaux, dont les
affections charbonneuses préoccupaient surtout les agriculteurs, à toute l’humanité
souffrante qui n’est, hélas ! l’humanité guérie, mais l’humanité au moins, chaque
jour de plus en plus épargnée. Si la doctrine qui n’était si en faveur vers le milieu
du XIX siècle et selon laquelle les habitants d’un pays étaient ce que son sol, son passé
et son histoire, les faisaient presque nécessairement, vous voyez que vous n’avez
qu’à puiser dans un double héritage de science et d’art, que plus d’un de ceux qui
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m’écoute et qui s’ignore encore , est peut-être destiné à enrichir.
À cela l’intelligence ne suffit pas sans doute, il y faut le cœur, la volonté, le don entier
de soi-même aux idées désintéressées et, autant que l’amour de la science, le culte
de la patrie ; c’est un culte que les fils d’Eure-et-Loir connaissent si bien que le culte
du vrai et du beau.
On n’a pas fait seulement dans votre département d’incomparables statues, d’éter-
nelles découvertes. On y a fait aussi, vous le savez, contre l’envahisseur, la résistance
héroïque. Aussi grand que l’artiste beauceron, a été un jour le soldat beauceron.
Vous n’avez pas besoin d’en chercher dans des livres une froide tradition, la mémoire
de vos pères en garde encore le frémissant souvenir. Chez plus d’un d’entre vous, aux
murs de la maison paternelle, décorés de photographies qui vous montrent les villes
célèbres du département, et à côté de la cathédrale de Chartres, à côté de ces murs
sculptés, fouillés, ciselés, qui, dans leur innombrable beauté, semblent tout en fleurs,
apparaissent souvent plus touchants peut-être, plus éloquents encore à leur manière,
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plus beaux dans leur héroïque laideur, les murs de Châteaudun tout en flammes .
15. Leconte de l’Isle, « Midi », 17. Comme preuve de la convergence les yeux autour de lui, du morceau
Poèmes antiques. entre Adrien et Marcel, ou comme d’obus gardé sous verre sur
16. On attendrait un pluriel indice laissant entendre que le fils la cheminée à la photographie qui
« un de ceux qui m’écoutent… », put écrire des parties du discours sur le mur représentait l’incendie
mais la suite impose une rupture du père, on notera que, dans de Chateaudun, comme pour
de construction qui appelle Jean Santeuil, Proust évoque reprendre pied dans la solitude
un singulier ; syntaxe hardie lui-aussi cette vue de Châteaudun bienheureuse ou rien ne viendrait
et « proustienne » ? en flammes : « Par moments troubler son identification avec
il interrompait sa lecture pour les aventures du capitaine Fracasse
étirer ses jambes, poussait un soupir et des comédiens. Puis il reprenait
de bien- être, jetait un instant sa lecture ».
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