Page 36 - BRO_Adrien Proust
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Vous connaissez tous ces vers de Sully-Prudhomme. L’hygiéniste ne doit pas hésiter
à lui répondre que les vieilles maisons sont généralement malsaines et que,
si les maisons neuves ont l’air indifférent, cet air est mensonger, car elles sont
généralement pleines de sollicitude pour la santé de celui qui les habite, et lui versent
à flots l’air et la lumière, qui sont les deux plus puissants toniques et antiseptiques
connus. Mais si l’hygiéniste doit demander qu’on démolisse les vieilles maisons,
il lui est bien permis de les regretter aussi. C’est un problème difficile, vous vous
en rendrez tous compte un jour ou l’autre, que vous soyez plus tard artiste, savant,
commerçant, rentier, ou conseiller municipal, que de concilier dans les villes
la beauté qui représente le passé et le souvenir, et la santé et le progrès qui repré-
sentent l’avenir. Bien souvent ce qui est le plus sain, il faut bien que je l’avoue,
n’est pas ce qui est le plus beau.
Je ne vous cache pas que hier, en allant voir votre délicieux Loir qui est une des plus
jolies rivières françaises, l’hygiéniste que je suis par métier était très choqué de voir
de temps à autre son cours arrêté par les végétations, rendu stagnant, marécageux.
II me semble qu’il y aurait là quelque chose à faire. Bien qu’un barrage ait déjà
modifié heureusement la situation. Mais aussi y a-t-il rien de plus beau que ce tapis
merveilleux et diapré, que les larges feuilles des plantes aquatiques, les fleurs
éclatantes des nénuphars, les iris couleur d’améthyste, les ajoncs et les glaïeuls,
tendent au-dessus de l’eau pour joindre d’un bord à l’autre de la rivière ainsi parée
les boutons d’or et les herbages de l’une et l’autre rive. Quelle merveille tapisserie
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naturelle on détruira le jour où l’on assainira notre exquise rivière .
En voulant vous parler d’hygiène, je veux donc vous parler d’une divinité austère
qui exige des sacrifices, la déesse Hygie, fille d’Esculape, à laquelle les anciens avaient
élevé des temples. Mais elle n’était alors qu’une divinité de second ordre. Et notre
âge qui a vu tomber tant de dieux lui rend, ou plutôt lui donne une place d’honneur,
qu’elle n’avait pas autrefois. Humble desservant que je suis de la déesse, c’est mon
devoir de vous la célébrer. Je ne veux pas imiter le prêtre antique qui, ayant seul
11. Dans « Sur la lecture », On les trouve sans surprise dans Mme de Villeparisis, des fauteuils
la rivière est rendue de même l’épisode des deux côtés de Beauvais dans un salon de soie
marécageuse par les herbages de Combray, où ils font partie des jaune massent « leur tapisserie
qu’elle traverse et noie éléments qui constituent « la figure violacée comme des iris
« les boutons d’or ». On trouve des pays » où le narrateur aimerait empourprés dans un champ
ces fleurs dans plusieurs fragments vivre. Ils tisent un lien entre les de boutons d’or », boutons d’or
de Jean Santeuil, dans « [Le Côté falaises de Balbec et Combray dans et image de la tapisserie,
de Villebon et le côté de Méséglise] » A l’ombre des Jeunes filles en fleurs ; du discours de 1903, reviennent,
des Soixante-quinze feuillets, dans Le Côté de Guermantes I, comme pour boucler la boucle.
puis dans les versions des deux ils assurent un lien entre
côtés des cahiers Sainte-Beuve. Legrandin et le héros, et, chez
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