Une journée d'étude est organisée par Sophie Duval et Francine Goujon jeudi 12 mars à l'Ecole normale supérieure, 29 rue d'Ulm, salle Jean Jaurès, de 9h30 à 18h, sur le thème :
UNE « CHIMIE MYSTÉRIEUSE » : PROUST ET L’ALLUSION
Enfin, chaque fois que Ruskin, par voie de citation mais bien plus souvent d'allusion, fait entrer dans la construction de ses phrases quelque souvenir de la Bible, comme les Vénitiens
intercalaient dans leurs monuments les sculptures sacrées et les pierres précieuses qu'ils rapportaient d'Orient, j'ai cherché toujours la référence exacte, pour que le lecteur, en voyant
quelles transformations Ruskin faisait subir au verset avant de se l'assimiler, se rendît mieux compte de la chimie mystérieuse et toujours identique, de l'activité originale et spécifique de son esprit.
Marcel Proust, « Préface » à La Bible d’Amiens, Paris, Société du Mercure de France, 1904, p. 12.
Gérard Genette, en 1982, définissait l’allusion en la situant dans le champ de l’intertextualité et la concevait comme la forme la moins explicite et la moins littérale des relations intertextuelles (Palimpsestes, p. 8). Il conservait ainsi le sens traditionnel de la notion d’allusion (celui de « référence implicite ») tout en limitant sa portée référentielle à l’intertextualité. Puis, comme l’a souligné Antoine Compagnon, le mot « allusion » a fini par prendre le « sens plus moderne de référence explicite, directe et ouverte, qui […] est devenu celui de l’allusion aujourd’hui comme synonyme de l’intertextualité en général » (« L’allusion et le fait littéraire », 2000, p. 238). Une telle définition s’éloigne fort de la
signification originelle du terme en français.
En effet, emprunté au XVIe siècle au bas latin allusio (dérivé de adludere), le nom « allusion » apparaît dans le champ de la rhétorique pour désigner un jeu de mots (pouvant
emprunter la forme de diverses figures, notamment la paronomase, l’antanaclase et l’annomination ou jeu sur un nom propre). Il s’emploie alors également pour désigner un
renvoi voilé à la « fable », c’est-à-dire à la mythologie. C’est à partir de cette seconde acception que le mot « allusion » prend son sens moderne au XVIIe siècle : l’allusion « désigne
obliquement une chose que l’on ne veut pas dire ouvertement » (Dictionnaire de l’Académie, 1694), sans cesser pour autant de constituer par ailleurs un jeu verbal. Les traités de
rhétorique vont conserver cette double définition : de Dumarsais et Fontanier jusqu’à Morier, l’allusion est jeu de mots et référence implicite. L’allusion-jeu de mots étend ses moyens
d’action à une vaste variété de figures (syllepse, métaphore, métonymie, synecdoque, réticence, etc.), qu’elle peut combiner et dont elle peut aussi se dispenser en passant par des
formes libres. En parallèle, le domaine référentiel de l’allusion s’élargit lui aussi : allusion à la fable, à l’histoire, aux mœurs, aux personnes, à l’actualité, à des œuvres littéraires, etc., pour couvrir finalement tous les champs possibles. L’allusion-jeu de mots et l’allusion-référence implicite se confondent d’ailleurs parfois, un jeu verbal pouvant véhiculer un sous-entendu.
C’est au sens issu de la tradition rhétorique que nous voudrions envisager l’allusion, en tant que référence implicite à tous domaines référentiels, intertextualité incluse, et
susceptible de faire jeu de mots.
L’abondance et la diversité mêmes des allusions dans l’œuvre de Proust, ainsi que la presque certitude que nombre d’entre elles n’ont pas encore été déchiffrées, pour des raisons
que nous tenterons de préciser, posent un certain nombre de problèmes spécifiques.
La richesse et la complexité des réseaux d’allusions mis en œuvre soulèvent en effet la question du destinataire. La dimension de jeu littéraire et d’énigme proposée est parfois
évidente. À quels lecteurs le décodage ou parfois le décryptage de ces allusions est-il offert ? Sont-elles toutes destinées à être lues ou certaines d’entre elles devaient-elles rester ignorées ? Dans ce cas elles seraient plutôt du côté d’un travail spécifique du texte propre à Proust, d’une règle formelle qui, complexifiant les exigences de l’écriture romanesque, aboutirait à la production d’un texte particulièrement riche en figures, en métaphores notamment.
Pour éclairer ces questions, nous nous proposons d’ouvrir la réflexion à toute espèce d’allusions, et de nous attacher au système d’indices textuels, notamment aux marqueurs
d’intertextualité mis en place par l’écrivain mais aussi aux jeux de mots et aux références cryptées autobiographiques ou autofictionnelles.
Le deuxième aspect de cette réflexion consistera à considérer la pratique des allusions comme une méthode et un moteur d’écriture, certainement comparables à d’autres, la pratique
des allusions étant un trait de l’écriture littéraire et peut-être d’autres formes d’écriture. On tentera évidemment d’approcher l’originalité de Proust en la matière.
Un troisième axe de réflexion, relié aux précédents, serait le caractère ludique des allusions et le traitement parfois iconoclaste des œuvres et des événements auxquels le texte
renvoie, amenant à s’interroger sur les fonctions critiques de l’allusion et sur les modes d’échange intertextuel qu’elle instaure.
Un quatrième axe pourrait concerner la réception des allusions proustiennes, à l’époque de l’auteur et au cours des décennies qui ont suivi.